La grande maison
¨¨¨
Clara
Le petit monstre, le rat, il me ronge, il me ronge la vie, qu’avais-je
besoin de ça ? Il me ronge le ventre. Bien sûr j’en ai rêvé, ah ça oui ! J’en
ai rêvé ! Et alors, pourquoi le rêve aurait-il raison ? Et si je m’étais
trompée, si ça n’arrangeait rien ? Maintenant je l’ai dans le corps et c’est
horrible. Comment veut-on que j’aie faim ; et en plus il faudrait que je le
nourrisse, que je lui donne ma nourriture, et moi, moi, que me reste-t-il ? Il
va manger jusqu’à ma nourriture ? Pourquoi me nourrirais-je ? Pour la lui
donner ? Ah non ! Vraiment je n’ai pas faim, je ne veux même pas sentir la faim
qui me talonne ; j’ai mal au cœur, si mal au cœur, quelle nausée ! Rien que
savoir cette chose en moi, qui me dévore, me donne la nausée. Qui dit qu’être
mère ça épanouit ? Une femme fruit, mûre, resplendissante ; "ça" vous
remplit la vie. Non ! Ça dévore et ça grossit à vos dépends ; pourquoi le
nourrirais-je ?
Et puis, alors que j’ai toutes ces nausées et l’estomac qui me remonte
jusque dans la gorge, que le sol est incertain sous mes pas, il faut que Laura
fasse des siennes. Elle aurait découché, elle découcherait souvent selon
Mademoiselle ; et l’on s’en serait aperçue depuis peu. L’on a besoin de
périphrases pour m’annoncer ça. C’est que ça implique bien des choses que
Mademoiselle ne peut nommer, seulement suggérer à peine à mon sens de la
divination. Bien sûr qu’elle découche, qu’elle couche, plus exactement ! Que
croient-elles, que je ne les avais pas remarqués ses airs triomphants et ahuris
le matin dans la salle à manger ? Les cernes, ça peut être le rêve, le rêve
anémique des jeunes filles ; mais le pli, là, sous la bouche, et la rougeur sur
la joue, oh ! pas la rougeur de la honte, non, la rougeur du poil qui pique,
qui gratte, parce que, n’est-ce pas, le poil a poussé depuis la veille, et vous
en connaissez beaucoup, vous, des amants qui se rasent le soir parce qu’elle va
venir ? La première fois, peut-être, lorsqu’on n’est pas trop emporté par le
désir, un bien joli mot pour un emportement aussi singulier et violent,
j’allais dire animal... Mais les animaux, n’est-ce pas, leur emportement semble
normal puisque ce sont précisément des animaux.
Ça y est, ça me reprend, ces nausées, mais je vais en crever ! Si je
mange, ça m’assomme comme un coup de bâton sur la nuque, et je m’endors trois
heures durant, l’estomac calmé à défaut d’être satisfait, avec malgré tout
quelques nausées encore, amoindries. Si je ne mange pas et que mon corps ne me
laisse plus ignorer qu’il a faim, de toutes façons les nausées persistent, et
il me faut alors manger ; comme ça me dégoûte ! La nourriture me dégoûte, il me
faut quelque chose d’exceptionnellement délicieux et frais pour que j’aie
quelque plaisir à le déguster. Mais ce qui me dégoûte par-dessus tout, c’est
d’être obligée de le nourrir, parce que le comble, c’est ça, si je ne me
nourris pas, il se nourrit quand même sur ce qui me reste de chair ; au moins,
j’ai la satisfaction de ne pas lui en donner plus ; mais il y aura ce moment où
il aura tout dévoré, il ne me restera plus rien alors et j’en mourrai. J’ai
parfois l’impression que nous combattons tous deux, ce sera lui ou moi, mais
que nous soyons lui et moi vivants dans le même corps, ça n’est pas possible,
l’un de nous va mourir, lui ou moi, mais ça n’est pas possible que nous vivions
ensemble à mes dépends. Il faudra bien que je m’y résolve. Attendre, attendre
qu’il sorte, survivre jusqu’à ce qu’il sorte, il m’aura tout pris, ma vie, j’ai
tant de choses à faire, rire, jouer, danser, comme une enfant…
Ce n’est pas possible, elles font semblant ces femmes
qui se promènent avec leur gros ventre en avant, l’air d’y croire, elles sont
pleines, pleines de vie, de la vie pour deux, c’est tellement épanouissant de
se senti mûrir comme un fruit, ma chère, si vous saviez comme je me sens belle,
achevée, les reins un peu lourds peut-être, et le teint brouillé, mais lorsque
je pense au petit ange qui dort là, dans la paix de Dieu, c’est un mystère, il
faut bien le dire, que de cet acte si tendre, mon mari et moi, enfin, vous me
comprenez, et bien voilà le miracle est là, le bonheur devrais-je dire, et il
bouge ! Mon Dieu, il bouge ! Quelle merveille ! Parce que ça bouge en plus
cette horreur ? Mais ça ne me laissera donc plus dormir ! Mon Dieu, aidez-moi,
vous y êtes aussi pour quelque chose, non ? Alors, je vous en prie, aidez-moi.
J’y ai cru, moi, que ce soit si
beau, si épanouissant, j’ai même cru que ça allait tout réparer, le Bien, le
Mal, tout ce dont on souffre ; j’ai vraiment cru que tout allait changer, ma
vie, mon cœur, que je ne serais plus jamais triste après ça, mon petit ange, je
l’aimerais, il me sourirait ; vraiment ça guérirait tout, ça réparerait la vie,
ce qu’il en reste, je l’élèverais, il serait mon enfant, ce serait si charmant,
si plaisant, le ventre plein, rond, et mon visage souriant, flottant au-dessus
de mon corps, un peu vague, heureux, las, épanoui, comme celui de la jeune
mariée révélée à ses noces. Mais elles aussi, elles s’y trompent, et elles font
semblant, après. Que pourraient-elles faire d’autre, piégées par cette
maternité si désirée, nous voulions, mon mari et moi que notre amour
s’accomplisse en un petit être de chair et de sang, c’est tellement
merveilleux, une femme qui n’a pas connu cette plénitude ne sera jamais
entièrement une femme, il lui échappera toujours cette chose, là, si mystérieuse,
cette part de création que seul notre corps recèle. Et lui, il a l’air fat et
bête du monsieur satisfait de ses prouesses ; savez-vous ? Sans lui elle
n’aurait rien pu, mais la force de son amour était telle qu'il s’est appliqué,
et voilà… Ceci dit, sans s’appliquer, ça marche tout aussi bien, mais c’est
tellement plus mignon de lui laisser croire que c’était pour combler le désir
de la Nature, ce prolongement de soi-même et de l’amour que l’on a pour elle,
que de tant désirer lui faire un enfant ; pourtant, parfois, c’était un peu
ennuyeux, obligatoire, et puis l’on peut être fatigué !
Elles n’avoueront jamais !
Voilà, moi, j’y ai cru. C’est une conspiration, la conspiration des
femmes trompées ; alors il faut jouer le jeu et faire semblant d’y croire après
les premières nausées, car, avez-vous remarqué ? Toutes, elles ont des nausées
au début. Il doit bien y avoir de la vérité dans ce que je dis, on ne me fera
pas croire qu’il n’y ait que moi qui souffre tant.
Mais qui prétendra que la maternité remplit de plénitude ? Le médecin
idiot qui veut vous faire croire à l’importance de votre rôle en ce bas monde ?
Celui ou celle qui n’a jamais eu à porter le petit monstre, la bête qui vous
dévore ? C’est ça, ça dévore, ça me dévore et personne ne viendra donc me
sauver ! Ah non, rien ne m’obligera à le nourrir…
Déjà, il pousse au-dedans de moi, il faudrait que je
le nourrisse, que je lui donne tout, la place qu’il me prend, et ma vie, que je
lui donne de quoi me tuer ; mais moi je vous le dis, l’un de nous n’y survivra
pas.
Et tous de me complimenter, vous l’avez tant désiré
cet enfant, vous avez beaucoup de courage, une grossesse difficile, dans des
conditions difficiles… Heureusement votre mari est bon pour vous, attentif,
prévenant, les hommes sont d’habitude si indifférents à ces choses, et vous
êtes bien suivie, le meilleur médecin de la ville, ne vous en faites pas, il
sera magnifique cet enfant, courage ma chère, vous êtes un exemple de patience.
Ah ! S’il savaient comme mon ventre me fait mal.
Il faut que je mange, juste assez pour calmer ma faim, sentir que je ne
tomberai pas d’inanition, mais juste assez pour ça, pas plus, pas suffisamment
pour le nourrir lui ; lorsque j’arrive à cette sensation, les nausées se
calment, et je ne tombe pas de sommeil assommée comme un bœuf.
Qu’il ne me touche pas, l’homme qui m’a fait ça. Mon mari ? Je n’en sais
plus rien. Il sourit, béat, je suis heureuse, pense-t-il, juste un peu malade,
mais n’est-ce pas normal, sensible et fragile comme je suis, que je ne puisse
faire un enfant comme une vache. Il m’a fait mal. Pire. Il m’a fait mal sans
que je le sache. En me mettant l’enfant dans le ventre. J’en ai eu du plaisir…
Alors ? Je ne m’en souviens pas. J’ai oublié les circonstances, je ne peux pas
m’en souvenir, je ne le veux pas, surtout qu’il ne me touche pas, le ventre me
fait trop mal, qu’il ne m’approche pas !
Il parait que j’aimais ça avant, cet homme me le dit
en murmurant des mots sales à mon oreille ; j’aurais appelé ça des petits mots,
"dis-moi des petits mots", je ne me souviens pas, cet homme est fou.
Que j’ai mal au ventre, tout le bas de mon ventre est
dur comme la pierre. Certes non, je n’ai pas aimé cela, ou je devais être
folle, ça fait si mal, ce ver qui me ronge le ventre ; et à cet endroit
j’aurais eu du plaisir ? Mais c’est que je ne savais pas. Encore une de leurs
histoires, et j’y aurais cru, comme à celle du bonheur d’être enceinte, alors
j’ai dit que j’avais du plaisir, et même je le croyais parce qu’il appelait ces
choses ainsi, tu as joui ? Oui, mon amour, tu le sais… J’ai cru que c’était
ainsi, comme il le disait, et vraiment j’y ai cru, ça devait y ressembler… Je
ne sais plus. J’ai mal.
Oui, je suppose qu’il devait y avoir du plaisir dans ces petits mots. Maintenant tout ceci est bien inoffensif, j’imagine d’autres choses, mais je ne les lui dis pas. Il pense que je vais mieux.
Non, ce n’est pas possible, je vais vomir ! Gidéon, tu n’as pas fait ça
? Dis, dis-moi, tu as fait ça ? Tu lui as fait ça ? Je vais te tuer ! Tu ne le
sais pas, mais je vais te tuer ! Tu ne sais pas ma force : tu vois, là, ces
porcelaines chinoises que tu aimes tant, rapportées de Chine par ton propre
père, si belles, si délicates, ce bleu de veine sur le fond de blancheur opale,
cette joliesse du dessin, gracieux, sans aucune mièvrerie, toutes, elles seront
toutes cassées, et puis la belle nappe blanche couverte des cristaux de
famille, ces beaux cristaux de Bohème dont tu es si fier parce que ta famille
est si noble, si grande, quel passé ! Tous ces cristaux et la merveilleuse
vaisselle que toute la ville jalouse, comme cette belle maison austère, mais
vive, tout, tout cela : cassé ! La nappe, vois-tu ? Je la prends, et dans le
même mouvement, de toutes mes forces, ah ! Qu’elle est légère, je tire
vivement, tout s’envole, tout vole, comme c’est beau le fracas de cristal sur
le dallage noir et blanc, ça étincelle, du même élan, avec le grand étendard de
la nappe, je nettoie le dessus des buffets, il y a tant de choses inutiles dont
seuls les domestiques savent se servir, nous n’aurions plus de domestique que
je ne saurais qu’en faire, passons au salon, que vois-je : la délicieuse statue
grecque qui t’a donné tant de mal, mais la passion, n’est-ce pas… Ils ne
voulaient pas te la vendre, tu as menacé, tu l’as eue, elle était, elle n’est
plus, te voilà ! Tu as couru mon amour ? Tu es rouge, en sueur, c’est le bon Alistair
qui t’a prévenu, ou le fracas ? Comme tu as l’air affolé, mais tu es vêtu de
blanc, tu oses, toi, en blanc ! Non ! Ça je ne le supporterai pas ! Tu n’y as
pas droit, le blanc, toi, ah non ! Le fouet ! Mais mon bel ange, le blanc c’est
pour les jeunes filles, celles que tu n’as pas touchées, celles que tu n’as pas
souillées, les belles fleurs que tu n’as pas encore abîmées, ah ! Tu ne savais
pas ça ! Je sais manier le fouet ! J’ai appris toute enfant, j’ai la sensation
de ne l’avoir appris que pour ça : pour aujourd’hui ! Il était dit que c’était
pour dresser les chevaux, et bien non ! C’était pour te corriger, oh ! Tu peux
appeler, le fouet balaie tout, personne ne peut approcher, la lanière dégage
tout, les vases sur les guéridons, les guéridons, les tableaux accrochés au
passage, et toi, toi, enfin, lacéré ton beau costume d’été, quelle prétention !
Comme si le blanc pourrait jamais te nettoyer, en charpie la belle étoffe, tu
peux te recroqueviller, je suis assez forte pour aller te chercher là-bas, par
terre, collé au pied du sofa, pour te prendre par la cravate et te ramener là,
à mes pieds, sur le tapis, au milieu, au beau milieu du salon, qu’il est beau
ce milieu, mais ça ne suffit pas le fouet, tu es trop loin de moi, je vois ta
cravache, ta belle cravache d’équitation, le plus beau cuir d’Amérique, là, tu
es à mes pieds, et à tours de bras, la cravache, comme je te corrige, comme tu
le mérites, j’ai encore toute la force qu’il faut, la charpie vole, la charpie
blanche s’envole, comme tout s’envolait tout à l’heure, dans l’instant, le
cristal pur, la charpie vole… Mon amour, tu as fait ça, mon amour… Tu l’as
fait, je suis fatiguée, si fatiguée, j’ai mal au cœur, la tête me tourne, je
vais vomir, tu me fais vomir, et puis non, ce n’est pas toi qui me fait vomir,
je suis si fatiguée, c’est tout, il y a longtemps que je n’ai pas mangé, j’ai l’estomac
vide, je suis lasse, si lasse, et triste, tellement triste, Mon Dieu, pourquoi
faut-il ? C’est ça aussi l’amour ? C’est ça l’amour ? Comme ça fait mal, que
j’ai mal tout à coup, dites-lui à ma Laura, dites-lui qu'elle n’a plus rien à
craindre, je l’ai corrigé, elle est au plus mal ? Vous dites ? Comment ? Comment ! Elle est au plus mal et l'on ne
vient pas me chercher ? Vite, emmenez-moi, emmenez-moi près d’elle, Seigneur,
je ne tiens plus sur mes jambes, enlevez-le, mon amour, mon joli amour, comment
a-t-il pu être joli, comme on est bête quand on est jeune, je me sens vieille,
je suis vieille, vite, emmenez-moi près de ma Laura, je vais la soigner moi, je
vais la guérir, je vais lui dire combien je l’aime, non, elle ne m’entendrait
pas, laissez-moi, laissez-moi passer, il faut que je sorte de cette maison, il
me faut de l’air, ou que je dorme, oui, que je dorme, laissez-moi, ne me
touchez pas, ne m’approchez pas, je vais monter, je vais à ma chambre, qu’on me
laisse, je n’ai pas besoin de soins, je vais dormir, je vais bien dormir,
ensuite j’irai à la promenade, respirer, mais d’abord dormir, et ensuite j’irai
me promener, au bord de la mer, lorsqu’il sera sorti de cette pièce :
fermez-là, j’entends qu’on la ferme, qu’on la ferme à jamais, que nul n’y entre
plus jamais, que surtout on ne touche à rien, que tout reste en l’état, et
qu’elle soit close, j’interdis, entendez-vous, j’interdis qu’on touche à
quoique ce soit, et j’ordonne qu’on ferme cette pièce et que toutes les clefs
m’en soient données, bonsoir Docteur, on vous a alerté pour rien, tout est en
ordre, ne vous inquiétez pas, il va sortir tout seul, montez auprès de Laura,
soignez-là, et vous aussi laissez-moi, je vais très bien maintenant, je vais
juste me reposer un peu dans ma chambre avant la promenade du soir, ne vous
inquiétez pas, tout va très bien pour moi, je ne me suis jamais sentie aussi
bien, à plus tard.
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Ruth
Le bébé de Clara est sorti. Sarah l’appelle crevette. C’est vrai qu’il ressemble à une crevette, tout rouge, tout maigre, avec des petites pattes qu’il replie contre son ventre quand il crie. Caleb, lui, l’a appelé crapaud. Sarah s’est fâchée, disant que le Seigneur ne mettait pas ses créatures au monde pour qu’on les insulte et qu’il avait mieux à faire que de traîner dans les jupes des femmes. Elle était vraiment très en colère, Caleb est sorti sans rien dire. Je regarde le bébé quand Sarah le défait et le nettoie. Il est vraiment bien maigre. Sarah dit qu’il vivra, mais dans la maison personne n’a l’air d’y croire. D’ailleurs, je suis la seule à venir le voir. Je le regarde, Sarah me laisse entrer dans la chambre, elle le nourrit, et c’est drôle de voir ce petit morceau de chair rouge accroché à son gros téton noir. Normalement je ne devrais pas être là, Mademoiselle ne le sait pas, elle serait à son tour très fâchée, mais je m’entends bien avec Sarah, elle vient du Sud aussi, c’est une bonne nourrice et depuis qu’elle est là, je fais beaucoup moins de cauchemars.
Clara appelle le bébé Ada. C’est une fille.
Je suis montée dans la chambre de Laura. Elle ne parle toujours pas. Ça
fait des mois qu’elle ne quitte plus le fauteuil près de la fenêtre. Au début
je n’ai pas eu le droit de la voir, c’est seulement lorsque Clara n’a pas pu
monter jusqu’à sa chambre à cause de son gros ventre qu’on m’a laissée y aller.
Mais je l’ai à peine reconnue. Elle ne tourne même pas la tête à ma voix, elle
est pâle, très pâle, et amaigrie. Je sais que Caleb va dans sa chambre en
cachette. Une fois je l’ai écouté à la porte, il ne disait rien, je suis entrée
brusquement, il était assis par terre aux pieds de Laura, la tête sur ses
genoux, elle ne faisait rien, ne le regardait même pas ; il a levé la tête et
m’a vue, il pleurait, il est parti sans rien dire, c’est tout.
Je dis dans ma tête : le gros ventre de Clara, mais je sais bien que je
ne pourrais pas le dire à voix haute, il faut faire comme si Clara n’avait pas
eu de gros ventre, comme si le bébé était venu dans une bulle glacée, toute
brillante, mais pas dans son ventre.
Oncle Gidéon ne vient plus à la maison, il couche dans le pavillon au
fond du parc et mange à son club. Souvent il rentre ivre, je le sais parce
qu’alors les chiens aboient et le matin Sarah est de mauvaise humeur : elle n’a
pas pu dormir de toute la nuit, avec le bébé qui pleure quand les chiens se
taisent.
¨¨¨
Laura
J’ai demandé qu’on me donne un rocking-chair, comme ça je pourrai me
balancer en regardant par la fenêtre. Je vois Ruth. Elle a encore mis de la
terre sur son tablier ; toujours dans le parc, grimpée sur un arbre ou cachée
derrière les bouquets de pivoines, elle parle à l’air, au temps, toujours
quelque chose dans les mains, du bois, des feuilles, ou le chaton du jardinier
qui lui griffe la peau. Elle n’est pas bien dans cette maison, cette enfant. Je
sais reconnaître, moi, quand on n’est pas d’ici.
Tous ils me croient sourde parce que je ne parle pas,
alors que j’entends tout. Mais je ne dis rien. Pourquoi parlerais-je ? Et qu’y
comprendraient-ils ? Mais ils ne croient pas que je ne puisse plus marcher,
c’est le choc dit le médecin. Oui, le choc ! Je sens moi que mes jambes ne me
portent plus, de moins en moins, jusqu’au moment où elles n’auront plus aucune
force. Je refuse de marcher, c’est bien trop lourd, mes jambes refusent de
marcher, elles m’obéissent, je ne veux plus redescendre chez eux, je n’ai plus
rien à y faire, je sens bien que cela m’épuise. Clara ne vient plus me voir, ça
me soulage, elle m’importunait, j’avais de la peine, elle se forçait à sourire,
à parler du temps qu’il fera quand j’irai mieux, quand je pourrai de nouveau
sortir; je sais déjà que je ne pourrai plus jamais sortir ; elle voulait me
faire croire à des choses jolies, elle inventait des folie, des garden-parties,
des promenades au bord de mer, des voyages en Europe; nous n’aurions pas dû en
partir, tout vient de là, nous n’aurions jamais dû quitter l’Europe.
Et puis je n’aimais pas la façon qu’elle avait de
s’asseoir en ramassant les plis de sa robe pour mieux me cacher son ventre.
Je vois le grand arbre devant la maison, il est nu, au bout de quelques
minutes je ne peux plus me tenir sur le fauteuil, il faut me recoucher.
Maintenant je peux rester une heure ou deux sur le fauteuil devant la
fenêtre, je vais beaucoup mieux selon le médecin, c’est bon signe, ma jeunesse
fera le reste, disent-ils.
Maman, Papa, où êtes-vous ? Oh Mon Dieu, que je souffre, je pleure,
Mademoiselle, allez les chercher, mes parents ne sont pas là ? Je n’ai pas de
parents ? Pourquoi me torture-t-on ainsi ? Que fait cet homme tout en noir ? Il
va me piquer, non, empêchez-le, il me fait mal, cet homme me fait mal, pourquoi
le laissez-vous faire ? Clara, Clara, où es-tu ? Ah, tu es là, Maman, viens
m’aider, sauve-moi, Maman, je t’en supplie, Clara, chasse le, ce médecin,
chasse le médecin, Gidéon, où est Gidéon ? Je veux voir Gidéon, je veux lui
dire que j’ai fait ça pour lui, j’ai fait tout ça pour lui, tu comprends, Maman
? Il est marié Gidéon, sa femme est charmante, elle ressemble beaucoup à Clara,
mais nous sommes en Amérique, on ne peut pas laisser faire ça en Amérique, on
ne peut pas laisser les enfants venir si on ne sait pas d’où ils viennent,
Clara, Clara, tu es là ? Ne lâche pas ma main, ne me lâche pas, je vais tomber
si tu me lâches, je vais tomber dans le vide, Maman, que fais-tu, pourquoi
tires-tu les rideaux ? Clara, elle n’est pas là ma Maman ? Est-ce que je n’ai
pas de Maman ? J’ai de la fièvre, j’ai beaucoup de fièvre, il faut bien que
Maman soit là puisque j’ai de la fièvre, Maman, tu es là Clara, tire le rideau,
il y a du soleil, Clara ne lâche pas ma main.
Mademoiselle ? Vous cherchez quelque chose ? Le plateau ? Je ne vous
crois pas, vous cherchez votre épingle à chapeau, vous ne la trouverez pas : je
l’ai cachée sous le matelas, ah vous allez bien rire ! Je vous ai pris votre
épingle à chapeau et je l’ai cachée sous le matelas, il y avait du sang, du
sang partout, ça coulait partout, plein de sang dans la chambre, sur le tapis,
sur le lit, même les rideaux étaient rouges, regardez, ils le sont encore, elle
est belle votre épingle à chapeau, vous savez pourquoi elle est si belle votre
épingle à chapeau ? Parce qu’elle a une perle, ce n'est rien d’autre qu’une longue
épingle fine avec une perle au bout pour l’orner, une grosse perle au doux
reflet satiné, comme elle est jolie cette perle sur le petit chapeau noir à
voilette que vous portez l’hiver, on voit ces jours-là comme vous êtes
élégante, combien votre famille devait être noble, ruinée, mais noble ; nous,
nous venons d’une famille riche, récemment riche ; ah, ces Français…
Mon Dieu, mon Dieu, je l’ai fait, il y a du sang, du sang partout,
arrêtez, ce n’est pas du sang que je voulais faire couler, arrêtez ce sang, pas
le sang, pas tout ce sang, arrêtez, arrêtez, pourquoi, mon Dieu, que j’ai mal,
je voulais juste, je ne voulais pas... L’épingle, enlevez l’épingle, je ne sais
pas moi, je ne sais pas comment on fait, je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça,
je ne sais pas, je ne voulais pas, enlevez-moi ce sang, mon Dieu, priez pour
moi, je ne voulais pas Mademoiselle, je ne voulais pas abîmer votre belle
épingle.
Ruth est encore dehors, elle a trouvé un oisillon, elle va le porter à
la cuisine et essayer de lui faire avaler de force une infâme bouillie et de
l’eau au compte-goutte, et comme d’habitude demain il sera crevé.
Une fois, une fois seulement, je voudrais être dehors et sentir l’odeur
des arbres, de la terre humide, le soleil chaufferait à peine mon front,
j’entendrais les oiseaux, Ruth me dirait leur nom, je ne bougerais pas, ça
sentirait bon, je serais dehors.
Ils ne le savent pas, mais parfois c’est comme un boulet de canon, je
saute, je saute de mon fauteuil et comme un boulet je traverse la vitre avec
beaucoup d’éclat, personne n’a le temps de me retenir, d’ailleurs ils ne sont
pas là, et je me brise, infiniment, je ne suis pas morte, je suis brisée en
mille morceaux, mes os hurlent par terre, là, en bas, juste sous la fenêtre, oh
comme je souffre, quelle force en moi, mes jambes ne me tiennent plus.
Caleb pleure, pourquoi pleure-t-il ? C’est un homme, il dit qu’il va le
tuer, c’est ridicule, à son âge on ne tue personne, on va au bal, on fait
danser la fille du gouverneur. Il est beau Caleb, beau et charmant ; pas
séduisant, non, mais beau. Comme c’est ennuyeux quand il pleure comme ça, je ne
comprends pas ce qu’il vient faire ici. Parfois j’ai envie de mourir, ça me
prend là, à l’estomac, comme une nausée, j’ai envie de mourir, et j’ai presque
des larmes.
Ce matin Caleb est venu, il n’a pas pleuré, j’ai mis ma main sur ses
cheveux, c’était très doux, mais comme il est ennuyeux de toujours poser sa
tête sur ma robe, il me gêne, je n’ose pas le repousser, il a l’air si triste,
je ne comprendrai jamais pourquoi.
Parfois il me parle, je n’entends rien de ce qu’il
dit, je vois bien à ses lèvres qu’il me parle, mais vraiment je ne peux rien
entendre.
Lorsqu’il enfouit sa tête dans mes genoux, c’est
peut-être pour me dire quelque chose, comment savoir puisqu’il me cache ses
lèvres ?
Ruth est entrée hier au soir après le goûter, elle avait de la confiture
au coin de la bouche, elle a encore plus de taches de rousseur, ses mains
étaient chaudes, elle sent bon cette enfant.
¨¨¨
Mademoiselle
Mon
Dieu, quelle horreur, comment a-t-elle pu ? Comment a-t-elle su ? Chez nous,
nous nous méfions toujours des Italiens, ils ont quelque chose du Diable, sauf
dans les grandes familles bien sûr. Mais qu’est-ce que je raconte-moi, je suis
devenue idiote, c’est l’émotion, cette enfant n’a rien du Diable, mon épingle à
chapeau, comme si ça avait une quelconque importance, quelle horreur, oui,
malgré tout, il faut que je la jette, non, l’important c’est que cette enfant
vive, mon Dieu, on s’occupe des enfants des autres que l’on ne connaît pas,
leur famille ne nous intéresse en rien, et puis voilà, il suffit d’une chose
terrible et l’on se rend compte que leur respiration nous est devenue sacrée.
Je suis allée aujourd’hui acheter sur le compte de Madame un nouveau
tapis pour la chambre de Laura, je me demande bien si ce n’est pas toute la
literie et le mobilier qu’il faudrait brûler.
Elle délire sans cesse, je lui tamponne le visage, elle ruisselle, elle
dit toutes ces choses qu'il faut vite oublier et seulement la soigner sans
cesse, et ne pas la quitter, elle est si terrorisée, le médecin ne peut encore
se prononcer.
Madame vient une fois dans la journée à son chevet, elle lui tient la
main. Notre petite Laura la réclame souvent dans sa fièvre, et sa maman aussi.
Elle a de longs délires, Madame veille sur elle comme si elle était sa propre
mère, et ça ne lui est pas aisé avec le futur bébé. Et toutes ces choses qui se
sont passées, cette scène affreuse, Monsieur, comme elle l’a mis ! C’est son
mari... Mais être obligée d’entendre tout cela ! J’ai moi-même fermé le salon.
Non, oublions, c’est la fièvre qui lui fait dire n’importe quoi, et puis moi je
ne dois, je ne veux, rien savoir, je veux seulement que cette enfant vive.
Mon Dieu, si elle mourrait, mais voyons c’est un ange, qu’ont à voir ses
fautes là-dedans ? Quel rapport peut-il y avoir entre un ange et les fautes
qu’il commet ? Je suis bien vieille pour que vous m’infligiez une peine
pareille, Seigneur. Décidément je vous comprends de moins en moins.
¨¨¨
Laura
Je vais mourir, ils prennent tous des airs déconfits comme s’ils avaient
perdu la course de yacht, et ça leur donne une contenance. Jusqu’à Mademoiselle
qui a perdu ses petites joues roses, rondelettes. L’infirmière, elle, n’est pas
si embarrassée, et pas très douce non plus, elle est habituée, parfois elle me
regarde comme si elle allait me faire passer au Jugement Dernier. Comme je
voudrais voir Gidéon, pourquoi ne vient-il pas ? J’aimerais tant le voir. Clara
ne vient plus, elle est trop… Elle reste couchée, m’a dit l’infirmière, elle a
le droit, elle. Elle me manque, Clara, je ne voudrais pas mourir sans te
revoir, je me sens si mal, je vais mourir à moins qu’on ne sache soigner la
mort.
¨¨¨
Clara
Je
reste allongée, Laura ne va guère mieux, elle a cessé de délirer mais la fièvre
persiste. J’ai toujours mal au ventre, le médecin a profité de ce qu’il venait
tous les jours soigner Laura pour me soigner aussi. Qu’il fasse comme il veut,
je serai docile pourvu qu’on ne me parle plus de mon état, je fais en sorte de
l’ignorer. Je m’aperçois que l’inactivité forcée permet toutes les
dissimulations, on a l’air si las, si fatigué, les autres n’osent plus rien
vous demander de peur de vous importuner, et voilà, pendant qu’ils vous croient
toute entière occupée au petit ange, on peut rêver à tout sauf à ça, justement
à tout pour ne jamais y penser, c’est juste un ennui physiologique qui devra
cesser, l’enfant naîtra, Mademoiselle s’occupe de tout, de la nourrice, elle a
une prévention contre cette négresse, elles ont paraît-il cependant du meilleur
lait. Je m’en moque, j’avale soigneusement les médicaments, on me laisse en
paix, seulement j’ai peur encore pour Laura, j’ai peur…
J’aurais tant voulu, Laura, j’aurais tant voulu qu’à toi
cela n’arrive jamais.
¨¨¨
Laura
J’ai entendu ce matin ce que m’a dit Caleb. Jamais, je ne veux plus
jamais entendre ces mots.
J’ai voulu sauter en bas, avec le boulet qui jaillit
de mon estomac et me précipite sur le pavé dans les bras du reflet brisé de mon
âme.
J’enfonce mes ongles dans le tissu du fauteuil pour qu’il me retienne.
Mon Dieu, j’ai mal, je meurs, j’ai la mort, elle
bouge, qu’ai-je fait, qu’ai-je fait mon Dieu de moi, je ne savais pas ce qu’il
fallait faire et je l’ai fait, la mort est près de moi maintenant et j’en
meurs.
Je suis mourante, vous voyez bien, vous me regardez
avec compassion, vous ne savez pas ? Vous ne savez pas pourquoi ? Qu’ai-je
fait, ai-je mérité ça ? Mademoiselle dit que Dieu voit toutes nos fautes,
a-t-il vraiment tout vu ? Alors pourquoi a-t-il laissé faire ?
Mon Dieu secourez-moi, je vous en prie, je n’ai que vous, je n’ai plus
que vous, l’amour est mort, Clara ne vient plus me voir, c’est à cause bébé. Quel bébé ? Ah oui,
le sien…
¨¨¨
Ruth
Hier Laura a pu s’asseoir pour la première fois dans le fauteuil, elle
n’a pu y rester que quelques instants, c’est bien égal, je préfère ça. On va
enfin me laisser la voir, je pourrai lui montrer le moineau que j’ai trouvé et
que je soigne.
Le jardinier a brûlé le tapis de la chambre de Laura, il y avait une grande tache brune et sèche au milieu, je l’ai vue parce que je suis allée le dérouler dans l’appentis où il avait été rangé depuis ce jour.
Un jour, il y a eu des hurlements dans la maison, des
hurlements comme jamais je n’aurais pu en imaginer. Laura était tombée très
malade, je n’ai pas pu la voir, personne n’a pu la voir, à part Clara et
Mademoiselle. Depuis une infirmière la soigne, je ne l’aime pas, je l’ai dit au
docteur, ça se voit, elle a une tête à laisser mourir les oiseaux, mais le
docteur sourit sans rien dire et il me donne un bonbon qu’il tire de sa poche
toute déformée, il devrait se rendre compte que maintenant je suis grande et
que je n’ai plus l’âge des bonbons.
Pour ce fameux jour, si je demande à Mademoiselle ce qui s’est passé,
elle me dit de prier pour les hommes parce que Dieu les a fait bien faibles.
¨¨¨
Laura
Gidéon, je t’aimais. C’était un rêve, j’ai rêvé me marier avec toi.
La grande dame noire, la grande dame noire est là près du rideau,
regardez puisque je vous le dis, ce n’est pas la peine de faire de la lumière,
la lumière ne la chasse pas, elle n’en a pas peur, elle est belle, elle est très
belle, tu vois Clara sa longue robe noire, les plis bien ajustés à sa taille,
fluides jusqu’à ses pieds, le corsage corseté, le col haut, et ses cheveux,
regarde Clara, ses cheveux, comme ils sont longs et lisses, noirs, et son teint
si pâle, le visage mince et doux, diaphane, et pourtant tu vois comme elle a
l’air forte et solide, elle doit être douce cette dame si jolie, douce et
aimante, bonne, pourtant elle me fait peur, reste près de moi, si tu ne me
lâches pas la main je te promets que je ne pleurerai pas, non, je n’ai pas peur d’elle, d’ailleurs pourquoi aurais-je
peur d’elle, elle veille sur moi, elle est là pour veiller sur moi, peut-être
c’est elle ma Maman ? Tu ne le sais pas toi, ma Clara ? Si ce n’est pas elle,
où elle est ma Maman ? Elle a l’air si bon la jolie dame en noir, tu a vu ses
belles mains, blanches, fines, la peau douce, elles doivent en faire du bien
ces mains-là, non, ne pars pas Clara, ne pars pas, reste encore, je n’ai pas
peur d’elle, bien sûr, mais je suis tellement triste quand tu t’en vas, je ne
sais jamais si tu vas revenir, tu reviens toujours, je sais, tu me le dis
toutes les fois, tu me le dis, mais si tu ne pouvais pas ? Qu’est-ce que je
deviendrais si tu ne pouvais plus venir ? Elle est encore là, regarde toi, moi
je n’ai pas le courage, elle est très belle, elle a l’air très doux, mais je
crois que j’aimerais mieux qu’elle ne soit pas là, tu vas lui dire de ne pas
m’approcher, hein ? Tu vas lui dire de ne pas me toucher non plus, ça me fait
peur, j'ai peur de mourir si elle me touche, pourtant c’est drôle, elle a l’air
si gentil, comment pourrait-elle me faire mourir ? Mais je ne sais pas pourquoi
j’ai peur qu’elle me touche, empêche-la, empêche-la, ne la laisse pas
s’approcher, prends-moi dans tes bras, sers-moi, sers-moi fort dans tes bras,
elle ne pourra pas me toucher, j’ai peur, Clara, j’ai peur.
Il y a du soleil aujourd’hui, beaucoup de soleil, partout dans la
chambre et pas de bruit, peut-être qu’il n’y a plus personne dans la maison,
plus personne et je vais rester toute seule, si j’appelle il n’y a plus
personne pour répondre.
Mademoiselle, Mademoiselle, je vous en prie, dites à la dame blanche de
partir, je ne veux plus qu’elle me touche, je ne veux pas qu’elle s’occupe de
moi, elle me fait mal, et puis elle sent mauvais, elle n’a pas d’odeur.
Je n’aime pas la cornette qu’elle a sur la tête, on
dirait les ailes du Diable.
Quand il fait nuit, ou que tout le monde est parti et que l’ombre est
dans la chambre, je suis toute seule avec la dame noire, je lui parle, elle ne
répond jamais, ne s’approche pas de mon lit, elle sourit en me regardant et
j’ai envie de pleurer, elle reste droite, la tête légèrement penchée vers moi,
son regard sur moi, très doux, étoilé, elle a la main posée sur le rideau de
velours cramoisi et sa main est encore plus belle.
Je sais bien moi que la dame noire m’a touchée, elle m’a touchée une
fois de sa main, et c’était la piqûre glacée d’une aiguille ou l’effleurement
de l’aile d’un ange. Je ne sais pas quand ni comment, peut-être je dormais, ou
j’avais la tête tournée, je regardais ailleurs, mais je sais qu'elle l’a fait.
Vous croyez vous, Mademoiselle, que je vais en mourir de la piqûre de
l’ange ? Je ne voudrais pas en mourir, mais je me sens si malade.
Il y a des moments où je souffre tant, que je voudrais être morte.
Clara, dis-lui à l’infirmière que je ne veux plus qu’elle fasse ma toilette, je ne supporte pas qu’elle me touche, elle a des doigts de glace et ses yeux sont méchants.
¨¨¨
Mademoiselle
Laissez Madame, je lui ferai moi-même
sa toilette, d’ailleurs je me demande si nous avons encore besoin d’une
infirmière, il faudrait en parler au docteur.
¨¨¨
Laura
Vous ne vous rendez pas compte, vous ne savez pas comme c’est triste de mourir à mon âge.
La mort me consume, c’est comme un feu qui couve au
centre de mon ventre et qui gagne tout mon corps, des suées de frissons et des
vagues de crampes, j’ai chaud, je brûle, il ne restera rien de moi, de la
cendre, un petit tas de cendre sous la fièvre.
Ça saigne encore, je le sens, l’infirmière tient mes linges d’un air de
profond dégoût, de mépris.
Des aiguilles de feu, des aiguilles de feu me gonflent le ventre comme une outre.
C’est fini, la fièvre est passée, il ne m‘arrivera plus rien désormais.
Si j’ai mal encore, ce n’est plus que de contusions.
¨¨¨
Clara
C’est tellement facile de haïr, ça vient tout seul comme une tornade, ça
emporte tout, même le goût. Il faudrait trop se forcer pour aimer, je n’ai pas
cette force.
Faire semblant, oui, on doit bien y arriver. Comme c’est lourd.
¨¨¨
Ada
La pièce est sombre mais chaude, une vague rumeur au loin. Du bruit tout
à coup, des claquements des pas, durs, une voix qui sonne avec la sécheresse du
vent, la porte s’ouvre, la lumière du dehors fait s’évanouir l’ombre, tout est
plus cassant, on se recroqueville dans un sommeil de bon aloi, on dort
réellement, tout le petit corps s’enroule dans le sommeil, comme dans une
ouate, je dors, je ne vous entends pas, votre bruit ne me touche pas, regardez
comme mes yeux sont bien clos, mais le tout petit poing est serré contre le
menton crispé, et un des sourcils blonds forme un pli au creux du front. Elle
dort, Madame, ce serait dommage de la réveiller, elle a eu tant de mal à
s’endormir, mais tout le monde veut la voir. Alors dites qu’elle est embarrassée,
qu’elle n’a pas digéré sa tétée.
Oui, Sarah, vous avez raison, d’ailleurs qu’ont-ils
besoin de la voir ?
La porte s’est refermée, les claquements de pas se
sont éloignés, puis éteints, un silence bienfaisant s’est reposé avec la
pénombre revenue, on peut ouvrir les yeux, il fait gris, un joli gris paisible,
le calme, le petit poing se desserre, le front se lisse au-dessus des grands
yeux ouverts, on peut voir les reflets du jour qui joue dans les plis du rideau
bleu, ça fait des rayures dorées qui flânent sur le mur, des rayures de
poussière qui dansent. Le silence est léger, on sent au loin la rumeur, partie,
c’est ailleurs qu’elle tapage, ici on se repose et on regarde. Une bulle
blanche gonfle les lèvres roses, une coulée de lait s’échappe de la commissure
jusqu’à l’oreiller.
¨¨¨
Sarah
Crevette, ma crevette, que t’est-il arrivé, crevette, calme-toi, douce,
ma douce, que s’est-il passé, dans quel état es-tu, tu es violette, tu hurles
tant, ne hurle pas comme ça, tu te fais mal, calme-toi, là, doux, c’est fini,
que s’est-il passé, tu ne peux pas dire à Sarah, mais mon Dieu, dans quel état
tu es, tu as vomi, tu es toute raide, calme-toi, laisse-moi te défaire, laisse
ta Sarah s’occuper de toi, voilà, ne pleure plus, doux, mon bébé doux, laisse
faire Sarah, te masser les jambes, tes petits pieds sont glacés, tes bras,
ouvre tes mains, maintenant ton dos, les épaules, le cou, le visage, là,
calme-toi, tu es déjà un petit peu moins raide, détends-toi, pleure mon bébé,
pleure ma crevette, comme ça, doucement, sans te faire du mal, que s’est-il
passé ? Tu étais tranquille quand je t’ai laissée sous la véranda à côté de
Madame, que faisais-tu après, toute déjetée dans tes langes, le couffin sur la
pelouse, et Madame qui hurlait, enlevez-moi ça, enlevez-la, toute rouge,
dépenaillée, dépeignée, jamais je n’avais vu Madame dans cet état, mon Dieu,
mon Dieu, j’aime mieux ne pas savoir, mais Sarah est là, ma douce, Sarah te
berce, calme, calme, douce, crevette, ma crevette, toute blanche, tu ressembles
si peu à mon Jeremiah, que Dieu ait son âme, il était pourtant bien fort, comme
son père, mais Dieu le voulait comme petit ange, il était trop beau, il doit
être bien à côté de la Vierge, sûr qu’elle ne peut avoir plus joli Jésus,
crevette, calme, calme, ne pleure plus, Sarah te berce, mais quelle idée aussi
de se mettre dans des états pareils ! Que t’a-t-elle fait ? Je ne comprendrai
jamais ces blanches, des rubans partout, elles ne savent que gémir dans leur
mouchoir, moi aussi j’aimerais bien avoir tous ces rubans, et je t’assure que
je ne pleurerais pas, heureusement qu’il y a des négresses pour s’occuper de
leur petit, elles ne savent rien faire, tout juste mettre bas, mais les bêtes
au moins elles lèchent leur petit, celles-là il leur faut des négresses pour
lécher leur petit à leur place. Et Madame, ça vaudrait peut-être mieux qu’elle
oublie parfois que tu es son petit, Sarah est là ma crevette, oui, ne pleure
pas, voilà, tu veux le sein, attends, je me dégrafe, voilà, là, repose-toi, tu
es mieux là contre le sein de Sarah, comme ta menotte est blanche, et comme ma
peau est noire, elles ont beau dire, mon lait est meilleur que tout le lait des
blanches, c’est le meilleur pour ma crevette, jamais Sarah ne se mettra à
hurler après toi, jamais Sarah ne roulera des yeux furibonds en hurlant, jamais
je ne te secouerai comme une pousse de prunier, ça va mieux, beaucoup mieux,
tes petits pieds sont tout chauds, et tu as la peau bien rose maintenant, tu as
encore des hoquets et des soupirs, comme tu es petite, regarde, tu tiens toute
entière sur mon sein, on ne devrait pas permettre ça, les petits enfants ne
sont pas donnés par le Seigneur pour qu’on les Lui abîme, c’est le Nord qui
rend les femmes folles, depuis que je suis dans le Nord je ne comprends plus
grand-chose à rien, le Nord est mauvais, c’est le froid, c’est mauvais, les
maisons sont froides, les gens sont fous, et les petits bébés deviennent tout
raides et violets, comme des petits lapins écorchés, dors ma crevette, dors.
Mam’zelle Ruth, je vous interdis de faire ce bruit ! Fermez la porte, Ada est
en train de s’endormir, j’ai eu assez de mal à la calmer, elle est très
fatiguée. Non, ça ne m’intéresse pas ce que font ces gens dans leur beau salon,
ils font ce qu’ils veulent les blancs dans leur beau salon, moi je soigne leur
petit, et heureusement qu’il y a des Sarah pour s’occuper des petits des
blancs, sinon ce serait le royaume du Diable, et moi je me lèverais toutes les
nuits pour leur tirer les cheveux, leur faire souvenir que Dieu existe et que
ses créatures peuvent encore se défendre. Mam’zelle Ruth, allez me chercher le
coussin blanc, là-bas, pour que je change Ada avant qu’elle ne s’endorme
complètement, et puis faites un peu moins de bruit !
Mam’zelle Ruth, vous savez, vous, pourquoi les femmes blanches ici ne
savent pas porter leur petit ? … Vous êtes bien jeune encore…
¨¨¨
Ruth
L’autre jour, Clara m’a fait appeler au salon. Elle recevait. C’était la
première grande réception depuis que le bébé est né. Elle ne m’avait encore
jamais fait appeler. Ces messieurs dames m’ont trouvée charmante, mignonne avec
ces taches de rousseur, ça lui fait le nez spirituel ; comme si je ne savais
pas que, chez elles, elles font tout pour cacher les leurs ! Elle fera une
délicieuse jeune fille, n’est-ce pas Cher ? Cher, c’était Oncle Gidéon. Lui
aussi, c’était la première fois qu’il revenait à la maison; enfin vraiment, et
devant tout le monde, à part quelques salutations rapides d’autres fois pour
faire croire. Pourtant, il me semble bien que je l’ai aperçu l’autre soir, il
était peut-être venu voir Ada, en cachette, ou Laura, il aimait bien Laura.
Il n’a presque rien dit, oui, non, le temps est frais
pour la saison, des âneries ; quand même, je ne l’avais jamais vu aussi bête.
Alors voilà, ils m’ont tous regardée gentiment, comme je regarde le chat
de la cuisinière : il est gentil, bien élevé, bien propre, pas embêtant, pas
intéressant. Ils vont voir, plus tard !
Non, ce qui les intéressait c’était « mon malheur », pauvre
petite, tout perdre, comme c’est triste, terrifiant, a-t-on des nouvelles de sa
maman? C’est drôle, voyez, elle semble en bonne santé… Comme si elle n’était
pas réellement affectée, enfin, elle ne comprend peut-être pas... Les enfants,
Dieu merci, ça ne comprend pas toujours tout, elle réalisera plus tard, en
grandissant, l’étendue de son malheur.
Tu ne pense pas qu’ils auraient pu attendre que je
sois sortie pour parler de moi ?
J’ai très bien réalisé l’étendue de mon malheur… S’ils croient que je
vais leur montrer !
A
Clara, peut-être, je le montrerai un peu à Clara, et seulement à elle, si elle
le veut, un jour. En attendant, il faut que je me dépêche, Caleb aura encore
mangé tous les gâteaux.
¨¨¨
Clara
Laura dort. Ruth et le bébé aussi. Gidéon est loin, très loin. Je ne
veux pas savoir où, à son club, chez lui dans le pavillon du parc, ou chez une
fille. Il va falloir le revoir. Cette situation ne peut durer, j’ai utilisé
tout le temps nécessaire pour l’éviter, j’ai prolongé les relevailles, je sais
qu’il faisait en sorte de rencontrer les visiteuses en bas de l’escalier comme
si de rien n’était, et c’est très bien ainsi : il est mon époux, nous sommes en
Amérique, on nous regarde. Il reviendra donc, il est déjà revenu.
¨¨¨
Sarah
Mon Dieu, quand j’ai vu mon petit, là, sans vie, et Dieu, Seigneur Dieu,
il ne bougeait pas, mon Jeremiah, si beau, si fort, ça n’était pas croyable,
tout se déchire, le ciel, la terre, pourquoi, pourquoi, ça n’est pas possible,
il va se réveiller regardez-le, il est juste endormi, il dort seulement, vous
allez voir, vous verrez, quand il aura fini de dormir il va rouvrir les yeux,
il va sourire, et puis comme il aura faim après tout ce sommeil, son petit
visage va se tordre de colère, il va se mettre à hurler, il est tellement fort,
et comme il va boire, il va me dévorer le sein, vous allez voir, il est
tellement beau, et puis c’est mon petit, mon petit à moi, je l’ai porté dans ma
chair, vous ne savez pas ça vous, c’est moi qui l’ai porté, c’est moi qui l’ai
fait, avec ma chair, il était si lourd, ça faisait mal aux reins, il fallait
que je me redresse de toute ma hauteur, que je m’appuie des deux mains sur mes
reins pour m’étirer, m’étirer, et soulager mon dos du poids de mon ventre,
j’avais des tiraillements toute la journée jusque dans les jambes, et la nuit
ça m’empêchait de me reposer, mais mon petit pendant ce temps bougeait, je le
sentais remuer comme un diable, dans le lit je me tournais sur le côté et je
mettais mon ventre dans le creux du dos d’Eli, pour que tu sentes ses coups de
pied, mon Eli, et toi tu grognais, tu te retournais et tu nous serrais fort
dans tes bras. Tu me manques Eli, je m’ennuie de toi, la nuit je me réveille et
tu n’es pas là, je pleure, je ne voulais pas d’autre enfant, je ne voulais plus
de ça, c’est pour ça que je suis partie, et à cause aussi de tout ce lait qui
ne voulait pas tarir. Mais maintenant, comme cette nuit, le temps est si long
sans toi, je ne peux pas dormir, j’ai besoin de toi, j’ai besoin de tes bras,
de ta chaleur, de ton sommeil, de ta peau, tu me manques, je pleure et je sers
des dents pour ne pas crier.
Pourtant il fallait que je parte, il le fallait vite, j’allais devenir
folle. Aujourd’hui je m’en rends compte. Je ne pouvais plus supporter Eli. Il
n’était responsable de rien. C’est une mauvaise fièvre qui venait des marais
qui a emporté mon Jeremiah. Je n’étais pas juste, ce n’était plus que des
pleurs et des criailleries dans notre maison. Le Pasteur m’a trouvé cette place
dans le Nord, il a convaincu le Maître de me laisser partir. Eli n’a rien dit.
Il ne parlait plus. La Maîtresse non plus n’a rien dit, elle ne dit jamais
rien, c’est le Maître qui parle et qui décide. Il a accepté ce que lui disait
le Pasteur. Et maintenant je vois ici que le malheur est aussi chez les Blancs.
C’est malheureux, ces petites jeunes dames si fraîches, si mignonnes,
apprendre ces choses de la vie comme ça, si vilainement, j’espérais qu’il y
avait des endroits où, au moins, on ne souffre pas de ces choses, comme dans
nos campagnes à nègres, ils ont tellement l’air ces Blancs, je croyais que eux,
et bien non, eux aussi. Peut-être que là-bas, dans le Sud, elles souffrent
aussi les demoiselles et que je ne le sais pas, je n’ai pas pu le voir, je n’ai
vu que la maison où je suis née. Là-bas la Maîtresse ne parle pas, jamais. Elle
est pâle, morne, et la vieille Maîtresse non plus ne parlait pas aussi loin que
remontent mes souvenirs et ceux de ma mère avant moi, et ceux de sa propre
mère, il en a toujours été ainsi, la Maîtresse pâle et morne ne disait jamais
rien. Et le Maître décidait toujours tout. Comment aurions-nous pu savoir, nous
autres nègres ?
¨¨¨
Clara
Quel orage, il va déraciner les arbres. Je ne pouvais pas dormir, mais
maintenant avec un tel orage, c’est toute la maison qui va être réveillée. J’ai
un peu peur, Gidéon, j’aurais moins peur si tu étais là. Quelle idiotie, c’est
moi qui l’ai chassé ! Il ne reviendra pas, en tout cas pas dans ma chambre. Cet
orage me fait un peu peur. Il me semble malgré tout que j’aurais moins peur
s’il y avait un homme dans la maison.
¨¨¨
Sarah
Qui me l’a enlevé ? Dieu ? Allons donc, non, les hommes, la méchanceté
des hommes. Je ne sais comment, ni qui, mais il y a un sort. On était trop
heureux, mon Eli et moi, quelqu'un nous l’a enlevé.
Mais c’est ma chair, on m’a arraché ma chair.
Ada pleure, encore. Depuis qu’elle est au monde cette enfant pleure,
toutes les nuits, c’est épuisant, elle ne se calme que si je la mets au sein,
alors je m’endors dans la berceuse, elle pendue à mon sein, ça la fait taire,
jusqu’à ce que les chiens se mettent à aboyer parce que Monsieur rentre ivre,
tellement ivre qu’il ne trouve plus le chemin du pavillon et qu’il affole
complètement les chiens en essayant de les faire taire, ce qui les fait hurler
encore plus fort. Si Monsieur n’avait pas l’air si perdu, désemparé, ça me
ferait rire.
¨¨¨
Clara
Délicieux, ce petit salon, délicieux. C’est ainsi que je l’ai trouvé
dans cette grande maison. Tout m’avait paru très beau à mon arrivée,
impressionnant et très beau, il y avait une patine sur les meubles que je
n’avais vue qu’une fois chez un prince en Italie. Cela faisait penser qu’ils
devaient être déjà très vieux lorsqu’on les avait envoyés d’Europe jusqu’ici.
Bien sûr, chez nous aussi c’était très beau, mais il n’y avait pas cette
rigueur, cette droiture que l’on suppose aux âmes rien qu’à la vue des sièges.
Aussi j’ai tout de suite décidé que cette pièce m’appartiendrait. Parce que
toute petite, elle a, en plus de la beauté du reste, la douceur de vivre. Dans
cette toute petite pièce, il n’y a qu’un lit de repos et le piano. Lorsque je suis
ici, personne ne vient jamais me déranger.
Cette nuit, avec cet orage, je suis mieux ici que dans
ma chambre.
¨¨¨
La cuisinière
Mademoiselle Ruth, revenez ici tout de suite ! Mademoiselle Ruth, tout
de suite ! Ah non ! Je ne supporterai pas ça encore une fois ! Des gâteaux que
j’ai spécialement fait pour Mademoiselle Laura ! Elle qui mange si peu, elle
recommence à peine à y prendre goût, j’interdis que personne n’y touche avant
elle, Mademoiselle Ruth vous êtes une voleuse ! Sarah, vous qui avez un peu
d’influence sur elle, intervenez je vous en prie, je suis obligée de prévenir
Mademoiselle, il faudra bien qu’elle apprenne à se tenir tranquille, oh je
sais, elle n’a peur de rien, ni de Mademoiselle, ni de Madame, et Monsieur ne
s’occupe plus de rien ici, c’est une diablesse, ce soir je ne ferai que du riz
soufflé, elle déteste ça, elle sera bien attrapée.
¨¨¨
Clara
Sarah, savez-vous ce qui se passe ? Ruth ? Encore. Elle m’échappe cette
enfant. Elle a toujours l’air si tranquille, si facile, et c’est autre chose
qui se passe, elle aura inventé une folie quelconque, ça n’est jamais grave, ça
met en général de la terre partout, des plumes d’oiseaux, des feuilles, des
morceaux de bois, et plus particulièrement ça salit ses vêtements. Elle ne
parle qu’à vous, Sarah, vous parle-t-elle de nous ?
¨¨¨
Mademoiselle
Ruth, vous êtes une enfant intelligente, pourquoi voler ces gâteaux ?
Vous saviez que, de toutes façons, vous en mangeriez, pourquoi les voler avant
? Décidemment Ruth, vous n’êtes pas raisonnable, et pourtant vous savez si bien
l’être quand vous le voulez, pourquoi ne le voulez-vous pas ? Ce serait si
simple, si agréable pour tout le monde, vous ne vous feriez jamais plus
gronder, mmm ? Soyez raisonnable, mon petit, je vais être obligée de vous
punir, il le faut pour la cuisinière, elle ne comprendrait pas, et si vous
croyez que ça m’amuse de vous punir, je n’ai pas autant d’imagination que vous,
je ne sais plus quoi inventer.
Il faudra que j’en parle à Madame. Dans quelques jours. Je verrai. C’est
un fait, cette enfant est insupportable. Mais a-t-on vu un écureuil en cage ?
Il y a quelque chose en elle que j’apprécie, je ne sais quoi, je ne le saisis
pas, quelque chose qu’on ne m’a jamais appris, à moi.
Et puis Madame serait vraiment sévère, et cela je n’en
ai pas envie.
¨¨¨
Clara
C’est dans la Gazette, comme tous les ans : première réception de la
saison chez Mrs et Mr Greenway, merveilleusement réussie, l’hôtesse, divinement
belle dans une robe de Paris, a reçu ses invités autour d’un délicieux buffet,
une parfaite réussite, la soirée réunit les personnalités les plus importantes
de la ville, dont Mrs et Mr … Et voilà, c’est fait. Gidéon s’est comporté comme
à l’accoutumée, en gentleman, rien ne paraissait, c’est le résultat d’une
éducation parfaite, cette intelligence à ne rien laisser voir du désordre
intérieur de l’animal. D’ailleurs, qu’aurait-il pu paraître ? S’est-il passé
quelque chose ? Ruth est venue saluer l’assemblée, discrètement, mais c’est une
parente, et du reste tout le monde sait que nous l’avons recueillie, et
pourquoi, c’était convenable de la présenter comme un enfant de la maison.
Caleb est assez grand maintenant pour participer à toute la réception. Il me
semble que Sarah a fait en sorte que je ne puisse montrer Ada, je me demande
pourquoi, je n’aurais pas dû me laisser faire, c’est moi la mère ; et puis ça
n’est pas si grave, ils ont toutes les années à venir pour la découvrir, pour
le moment ce n’est qu’un bébé.
C’est la première réception, depuis que Laura est
jeune fille, à laquelle elle n’assiste pas.
¨¨¨
Ruth
Il y a quelque chose que j’aime par-dessus tout, c’est le feu. J’adore
voir les flammes dévorer comme des petites langues la matière, et tout
disparaît inexorablement, je sais qu’on pourrait arrêter ça avec de l’eau, je
trouve très laids les tas de cendre froide et mouillée, ça c’est vraiment très
laid, alors que le feu c’est beau, c'est vivant, ça danse. Il parait que je ne
devrais pas aimer ça, que ça me fait sûrement du mal de regarder le feu, ça ne
fait rien, je me suis débrouillée pour regarder cachée dans les arbres le grand
feu que le jardinier a fait avec le tapis de la chambre de Laura.
Je me rappelle très bien le grand feu de la
plantation, je fais semblant de ne pas me rappeler parce qu’ils m’ennuieraient
trop avec ça. Mais je me rappelle très bien. C’était très beau, jamais je
n’avais vu plus belle chose, je savais que c’était ma maison, mais je
n’arrivais pas à trouver ça terrible, on voyait tout très bien depuis la maison
du Pasteur.
Aujourd’hui il y a une lettre de Maman : comme d’habitude tout va bien,
elle continue de se soigner, elle en a encore terriblement besoin, elle ne peut
le faire qu’en France, elle me confie à Clara et se repose en tout sur elle
pour mon bien-être, elle m’envoie des milliers de baisers, je suis chargée d’en
distribuer quelques-uns au reste de la maison.
De toute façon, elle était déjà fatiguée avant la mort
de Papa, elle allait déjà à Paris.
Je sais qu’ils ont raison ceux qui disent que c’est mon Papa qui a mis
le feu à la plantation pour mourir dedans.
¨¨¨
Clara
Leah ne reviendra pas, j’en ai le pressentiment, sinon elle serait déjà
là, sinon son mari n’aurait jamais fait ça.
C’est difficile d’imaginer qu’elle est la mère de
Ruth, elles se ressemblent si peu. Aussi, quelle idée d’épouser un planteur,
elle devait être amoureuse, ça ne dure pas.
Moi aussi j’ai été amoureuse de Gidéon, merveilleusement me semblait-il.
Quelle allure quand je l’ai vu monter les marches du palais. J’en ai été
saisie, si grand, si fort, blond comme les blés, ces yeux verts, ah il avait
tout pour me plaire : mûr, jeune, beau, le rire sensible, je n’aimais pas les
jeunes gens qui me répugnaient ; pas lui, jamais, en tout cas pas à ce moment-là.
¨¨¨
Laura
Caleb, où est Caleb, et Ruth, où sont-ils ? Il me semble que je ne les
ai pas vus depuis très longtemps, je me sens seule, seule et abandonnée comme
un vieux manteau, mais ça peut tenir chaud un vieux manteau…
Est-ce que réellement personne n’est venu me voir ces derniers temps, ou
est-ce moi qui n’ai pas vu le temps passer ? C’est comme un trou, il me semble
n’avoir rien vécu pendant ces quelques jours, je me sentais pourtant
convalescente, que s’est-il passé ? Il
me semble, je l’aurais vu ? Gidéon…
¨¨¨
Mademoiselle
Ruth me fait penser à Sibylle, cette jeune sœur insouciante que j’avais
et qui vivait sa vie comme une flamme, avec des couleurs de rose et de
l’audace, l’audace que je n’aurai jamais.
Je n’ai pas de nouvelles. La dernière fois que
quelqu'un m’en a parlé, elle faisait l’ascension de toutes les montagnes
d’Autriche, son âge commençait à être respectable, j’étais si gênée de toutes
ces excentricités que j’ai répondu sèchement : non je ne connais pas cette
personne, cette demoiselle n’est pas de ma famille, nous avons un nom assez
répandu. C’était, parait-il, dommage parce qu’elle recherchait quelqu'un de sa
famille, justement. Je n’ose imaginer, espérer, que ça aurait pu être moi.
¨¨¨
Clara
Mademoiselle, voulez-vous mon bras ? Je l’ai pris sans rien dire,
j’essayais que mes yeux soient de braise, vraiment je n’avais pas besoin de
cela, il y avait tant de soleil et j’étais si heureuse de me promener librement
sur l’herbe verte, on avait quitté l’allée de cailloux blancs, Mademoiselle, me
permettez-vous ? Et il posa ses lèvres à la racine de mes cheveux, le rouge me
monta aux épaules, j’avais chaud, j’étais bien, il ne me serait pas venu à
l’esprit de l’empêcher, il ne fit rien de plus, ni ce jour, ni les suivants.
Il demanda ma main à mon père. C’était un très bon
parti, on la lui accorda. On quitta l’Italie.
¨¨¨
Laura
Je ne saurai jamais si je l’ai vraiment vu, s’il m’a vraiment baisé le
front où si j’ai rêvé, j’ai la sensation si forte qu’il m’ait touchée là, sur
le front, et puis j’ouvre les yeux et je pense que c’est un rêve, pourtant
l’autre nuit, il m'a bien semblé que c’était son manteau, juste dans
l’entrebâillement de la porte qui se refermait, dans la lumière du couloir. Si
c’était lui, pourquoi ne revient-il pas ? Et pourquoi en cachette, comme cela ?
Ce n’est pas bien, il a bien le droit…
Peut-être ai-je seulement rêvé... Cela m’arrive
parfois de rêver si fort qu’en m’éveillant je crois que ça s’est passé pour de
vrai. Je sens la douceur de ses lèvres sur mon front.
Clara pourrait me dire si c’était Gidéon... Je suis devenue folle.
¨¨¨
Clara
Les fêtes du mariage ont été belles. Dans notre pays, lorsqu’on marie
une jeune fille, les fêtes sont très belles. Ici, je trouve ces cérémonies
faciles et un peu vulgaires.
Laura ne nous a rejoints qu’au bateau.
Les fêtes sont superbes chez nous, surtout au temps des grandes
chaleurs, on y danse à l’ombre des arbres et les jardins sont éblouissants de
grand soleil et de fleurs, il fait chaud, on chante, on rit, on ruisselle de
sueur, la fête éclate avec retenue. Je devais avoir les joues rouges et
brûlantes de joie, j’avais la plus belle robe qu’on avait vue depuis longtemps,
des fleurs blanches sur mes cheveux noirs, et mon époux avait l’air content. A
l’église j’ai pleuré, l’émotion, j’avais l’impression de sortir enfin d’une
longue prison ; plus personne, plus jamais, ne pourrait m’y enfermer, j’avais
le plus beau mari que j’eusse rêvé, il était gentil, doux et fort, et je
pensais qu’il allait me sauver. De toute façon il était là, bel et bien là,
nous étions mariés, une autre vie commençait, c’était moi qui allais en être la
maîtresse, et ça personne ne pouvait plus me l’enlever. Je ne suis pas certaine
que ma mère n’ait pas pensé exactement la même chose, au même instant que moi.
Elle aussi était délivrée, délivrée de moi, du long souci qu’elle avait eu de
moi. Elle qui sourit si rarement a eu toute la journée le même sourire de bonne
grâce sur les lèvres, un peu contraint, la fatigue des préparatifs, la
tristesse de voir partir sa fille ; mais moi, je l’ai vue à la sortie de
l’église, la sourde satisfaction d’avoir mené sa tâche à bien, un instant j’ai
eu le cœur ravagé, je lui aurais volontiers planté mes dents dans la joue.
Monseigneur était à côté de moi, je l’ai embrassée joyeusement pour être aussi
heureuse qu’elle.
Je fais tout ce que je peux comme effort pour me
rappeler combien ce mariage fut heureux. Mais la pensée de Laura vient tout
réduire en cendre. Pourtant, réellement, ce mariage fut heureux.
Nous partîmes le soir-même en bateau pour l’Amérique. La gouvernante
emmena Laura dans notre cabine, une petite servante devait nous suivre et
s’occuper de l’enfant en même temps que de mon service dans une cabine voisine.
Gidéon était accompagné d’Allistair, son majordome. Tout se passa
merveilleusement. L’arrivée à New York m’impressionna beaucoup, mais je n’en
laissai rien paraître. On était un peu étonné que je sois accompagnée d’une
petite sœur qui était encore une toute petite enfant, mais on mit cela sur le
compte de coutumes européennes. J’avais l’impression d’être ramenée comme un
souvenir de peuplades anciennes et lointaines. Comme j’étais rompue à toutes
les cachotteries du savoir-vivre, j’avais eu le temps d’apprendre dans mon pays
que plus on est nouvellement riche, plus il est nécessaire de se montrer
parfaitement poli. C’est cela la vraie richesse des parvenus. Personne ne put
remarquer mes étonnements.
Je répondais exactement aux besoins de mon nouvel
entourage. Il fallait à Gidéon une femme jeune, en parfaite santé. Il valait
mieux qu’elle fût riche. Que je sois étrangère ne faisait qu’agrémenter les
choses, du moment que je venais du vieux continent. J’ai été rapidement capable
de conduire fermement la maison. Depuis la mort de sa mère, Gidéon avait laissé
ces choses aller à vau-l’eau. Je congédiai tout de suite la gouvernante, je
renvoyai la petite bonne italienne à ma famille, je gardai la cuisinière ce qui
me mettait dans les bonnes grâces de l’ancien comme du nouveau personnel.
Quelques temps plus tard, une amie de la famille me fit savoir que nous
pouvions engager Mademoiselle pour s’occuper de la petite. J’en fus soulagée,
d’autant plus que j’avais trouvé à mon arrivée un autre enfant, à peine moins
âgé que Laura, le frère de Gidéon, Caleb. Je ne pouvais me défaire d’un certain
agacement devant Caleb. Lorsque Gidéon m’en avait parlé, je l’avais cru dans un
collège. Il n’en fut aucunement question.
J’ai dû m’assoupir. Il fait nuit, personne n’est venu me déranger.
En fait, il est très tard. Je n’avais pas dormi comme
cela depuis… Ada ! Il y a quelque un dans le couloir. Est-ce vous Lily ?… Qui
est-ce ? Pourquoi n’y a-t-il pas de
lumière ?
Qui est-ce ?
Répondez !
C’est vous, Gidéon ? Que faites-vous ici ?
Il fait nuit, tout le monde dort, il ne faut pas les
réveiller !
Que faites-vous ? Gidéon, que faites-vous ! Gidéon
laissez-moi tranquille ! Que voulez-vous ? Il n’en est pas question ! Vous
savez que tout est fini. Gidéon ! Lâchez-moi ! Et je vous en prie, non, je ne
veux plus de vous, plus jamais !
Je vous en prie, laissez-moi, assez, lâchez-moi !
Vous me faites mal. Pas ici !
Non, je vous en prie, non, vous faites du bruit, vous
allez réveiller tout le monde.
Laissez-moi, je t’en prie, lâche-moi.
Laissez-moi, je t’en prie, lâche-moi.
Tu me fais tomber.
Gidéon, mon jupon…
Sarah, allez me chercher le savon
noir, il faut que je nettoie mon jupon, non je le frotterai moi-même ; comment,
mes mains sont déjà gercées ? Et alors ? Je ne veux pas que vous y touchiez. Et
je ne sache pas que le savon noir fasse autre chose que de bien nettoyer, il
nettoiera mes mains et leurs gerçures, grand bien leur fasse. Il faut que je
nettoie ce jupon, m’entendez- vous ?
Comment faire ? Comment oublier ?
Dans ses bras j’oublie, au moins j’oublie tout, ça me
fait oublier même que ce soit lui, du moment que c’est lui. Je n’ai plus à
penser, ça me rend dure, jusqu’à ce que j’aie ce que je veux, ça me donne
l’impression de vouloir et de faire que rien ne me résiste, jusqu’à
l’apaisement.
Je ne peux aller voir Laura en ce moment.
Elle est toujours cloîtrée dans sa chambre, seule Ruth
peut l’en faire sortir. Elles restent toutes les deux assises dans l’herbe du
parc, Laura met sa main sur les cheveux de Ruth et les caresse doucement, Ruth
ne cesse de parler.
Je n’arriverai jamais à soutenir le regard de Laura.
Une nuit encore. Cette nuit encore, je dors dans le petit salon bleu. Et
cette nuit encore c’est la tempête, les arbres se battent entre eux, j’ai peur
des ombres, des bruits, on dirait des coups de pieds, de croupe des chevaux
dans les écuries. Il n’y a pas d’écurie ici. Quand je somnole, c’est ce bruit
des sabots et des croupes qui me réveille.
Comme si j’étais dans l’écurie.
J’ai refait l’autre jour le cauchemar des corbeaux qui
me mangent les yeux. Il parait que durant la naissance d’Ada je n’ai cessé de
vouloir chasser des corbeaux. Je n’en ai aucun souvenir. Mais ça me donne un
sentiment désagréable, une gêne, quelque chose dont je voudrais me débarrasser.
Je n’ai pas aimé accoucher d’Ada. Vraiment je n’ai pas aimé cela.
Au-delà de la souffrance. Bien sûr, j’ai souffert. Mais ce n’était pas cela.
Seulement je n’ai pas aimé accoucher d’elle.
On l’a emportée très vite, j’aurais voulu la voir
mieux, mais j’étais si soulagée qu’on me l’enlève. Au moins je n’avais plus à
la porter.
J’ai la gorge serrée et les paupières lourdes. Le bas-ventre me pèse. Je
ressens toujours cette écœurante tristesse. J’ai cru, pendant toutes ces années
où j’espérais un bébé, que c’était à cause de cela. Mais maintenant le bébé est
là, et j’ai toujours ce trouble au creux du mois qui m’oblige à garder la
chambre et à refuser les visites.
Je commence à aller mieux lorsque je saigne enfin, au
moins je sais pourquoi je souffre, c’est le sang enfin arrivé qui me fait
souffrir, mais avant il y a l’attente, j’attends ce sang qui ne vient pas, j’ai
la tête qui tourne, la bouche sèche et amère, un voile sur les yeux, le cœur
oppressé, je ne suis pas non plus vraiment malade.
C’était les sœurs qui m’apportaient mes linges. Elles avaient l’air sournois, elles me surveillaient, qu’aurait-il pu m’arriver, mon Dieu, dans ce cloître, au milieu des montagnes ? Des années elles m’ont surveillé. Il ne m’est rien arrivé. Puis une voiture est venue me chercher, j’ai pu m’habiller de neuf, quitter la robe grise des couventines, et je suis rentrée à la maison. Pendant des jours je n’ai vu personne, sauf la cuisinière ; je descendais à l’office une fois dans la journée pour manger. Enfin ma mère m’a fait appeler. C’était le début du printemps, des parfums de rose arrivaient jusqu’à sa chambre. Elle me déclara que désormais tout redevenait comme avant, j’étais priée de vivre comme les jeunes filles du monde dans lequel je devais revenir. Certes, elle savait, elle n’oublierait pas, mais il fallait revivre, la position de la famille l’ordonnait, quels que soient mes sentiments dont elle ne voulait rien savoir. Elle était très fière, belle et droite dans sa robe noire. J’aurais à affronter la famille, mon père, sous son regard à elle, elle me le fit bien savoir. Qu’il ne soit plus question de rien, jamais, pas une allusion, pas un battement de cil, ma jeune sœur Laura était chez une nourrice à la campagne. Ici, il n’y avait plus de place pour un tout petit enfant. Elle précisa que, pour le monde, elle avait été absente tous ces derniers mois, l’enfant était né pendant son séjour à la montagne, elle avait dû y séjourner longuement pour sa propre santé, tout le monde comprenait qu’une naissance aussi tardive puisse avoir été éprouvante. Elle me donna congé, j’inclinai la tête sans rien dire, transie, je montai tout de suite me coucher. J’ai pleuré jusqu’au lendemain. Je crois que je n’ai pleuré par la suite que le jour de mon mariage.
Le lendemain, j’avais repris ma place à la table du déjeuner. Rien
n’avait changé. Père siégeait en haut de la table, Mère en face de lui, mes
frères de chaque côté, et moi entre Mère et la gouvernante. Et cet homme, les
yeux baissés, dont je n’ai rien oublié, ses yeux qui ne se posaient plus sur
moi. Je suis redevenue une jeune fille. Après quelques jours, les garçons
avaient oublié mon absence.
Les arbres craquent dans le parc, la tempête forcit,
il risque d’y avoir des bateaux perdus en mer. Les branches des arbres se
battent, on dirait de grands fantômes devant les fenêtres qui essaient de me
faire peur, je ne peux plus avoir peur, de rien. Gidéon doit dormir dans la
bibliothèque, à moins que qu’il ne soit retourné dans le pavillon. Je m’en
moque, il me dégoûte. Tout est comme avant, et rien ne sera plus jamais pareil.
Je ne m’aime pas beaucoup moi-même.
Oh ! Ce bruit ! Ce bruit, ça cogne, ce sont les chevaux, les chevaux qui
font tout ce bruit, toujours ils cognent, et ça me réveille, tout ce bruit des
chevaux dans leur stalle, ils tapent leur croupe dans les stalles, et moi ça me
fait cogner des poings sur le bois, je tape, je tape très fort de tous mes
poings sur le bois, je me débats, pourquoi est-ce que je me débats dit cet
homme, pourquoi me débattre, il ne me veut pas de mal, il m’aime, comme il
m’aime, il ne va pas me faire de mal, il me le jure, est-ce que je ne sens pas
comme il m’aime, il me désire, oh comme il me désire fort, je ne sais plus,
bien sûr que je l’aime, pourquoi ne l’aimerais-je plus me demande cet homme,
alors laisse-moi faire me dit-il, laisse-moi, tu verras comme c’est bon, ça ne
peut pas te faire de mal, mon petit, mon tout petit, oh que tu es bonne !…
J’ai hurlé, j’ai hurlé à m’en déchirer l’âme, il n’a
rien entendu, il me couvrait de baisers et remuait comme les chevaux, j’avais
mal, mon Dieu j’avais mal, mais il m’aimait, il me l’avait tant dit, pourquoi
me fait-il ça, ça fait mal, ce n’est pas vrai que ce soit bon, ça fait mal, je
tape des deux poings dans le bois de la stalle vide, la paille sent le cheval,
elle pique les cuisses, je déchire le bois avec mes ongles, j’ai sur les joues,
le cou, jusque sur la poitrine, la peau couverte de larmes, je pleure, je
pleure tant dans ses bas, je le prends par le cou, je m’accroche à son cou, je
t’ai fait mal, mon petit, mon tout petit, il m’essuie les cuisses avec mon
jupon, je ne te ferai plus jamais mal, je te le promets, ça fait toujours mal
d’abord, tu ne le savais pas ? Je te jure que maintenant je ne te ferai plus
jamais mal, c’est fini, je t’aime, tu sais, pourquoi pleures-tu, c’est fini, oh
mon Dieu, sers-moi dans tes bras, sers-moi fort surtout ne me laisse pas toute
seule, s'il te plait, ne me laisse pas toute seule.
Ne m’abandonne pas, tout ce que tu voudras, mais ne
m’abandonne pas, ce soir, ici, tous les soirs si tu veux, tout ce que tu veux,
mais ne m’abandonne pas, je t’en supplie.
Comment lui dire que ce n’était pas la douleur qui m’avait fait aussi
mal. Mais que j’étais perdue, au bord d’un monde inconnu, terrifiant, pour
lequel je n’étais pas faite.
Je ne cesserai jamais de l’aimer. Si je ne l’aimais
plus, peut-être que j’en mourrais. Il n’y a pas de vie sans lui.
A
table, je baisse les yeux, son regard est si fort lorsqu’il me demande un plat,
ses yeux suivent mon corps lorsque je me lève, personne ne se rend compte, sauf
ma mère, peut-être, son silence est si lourd. C’est tout.
Après ce sont les corbeaux. Les corbeaux noirs qui ont tout dévoré, le
temps, ma jeunesse, et ma vie. Tous les corbeaux du monde se sont penchés sur
moi. D’abord un, puis deux, puis tous, ils ont envahi ma vie jusqu’à ce qu’elle
n'existe plus. Une matrone est entrée dans ma chambre, ma mère avait envoyé
tout le monde à la messe et m’avait ordonné de garder le lit. La femme est
entrée, elle était grosse et sans âge, moustachue, ses mains étaient douces et
froides, elle avait un regard triste, on la disait sorcière, elle avait dû
entrer en cachette dans la propriété, j’ai senti ses mains sales sur mon
ventre, je me suis sentie écartelée comme une viande, elle ne m’a pas fait mal,
ses mains étaient douces, répugnantes, je sais qu’elle ne me voulait aucun mal,
mais ses mains grasses sur mon ventre blanc… J’ai vomi. Et ses doigts froids,
comme des pinces…
La voiture m’amena au couvent, j’étais malade, il me fallait des mois de
repos à la montagne. Il y avait eu auparavant un grand silence glacé dans la
maison, les garçons ne riaient plus, ils se regardaient entre eux dès que
j’apparaissais.
Au couvent les sœurs m’ont habillée de gris. Je n’eus
pas le droit de sortir de ma cellule où on m’apportait mon repas, et ceci
jusqu’au bout. Ce que je me rappelle des douleurs est étouffé par la présence
lourde et sombre des sœurs, des sœurs partout, tout le temps, à m’épier, sans
un mot. On appela le médecin du village, je ne me souviens de rien d’autre que
de mes cris et de la voix sèche de la Supérieure qui assistait le médecin et
m’ordonnait de me taire, mais je souffrais tant qu’il me semblait que de crier
plus fort que la souffrance m’épuiserait. Il y avait aussi toutes les sanies du
corps, le froid de la table, l’éclair sur la branche des lunettes du médecin.
Je n’ai pas vu l’enfant, on ne me le permit pas.
Des siècles sous le regard des sœurs, comme des corbeaux, partout. Je
pus sortir une heure par jour, mais j’étais condamnée à ne rien faire, il n’y
avait que les filles de pauvres qui avaient le droit de travailler au couvent.
Je n’eus aucune nouvelle de l’enfant.
Je suis peut-être devenue folle.
¨¨¨
Mademoiselle
Le meilleur moment de la journée, lorsque après avoir délacé mon corset
je sens mes côtes s’élargir et respirer, alors je gratte furieusement pendant
une minutes les marques rouges laissées par les baleines sur la peau à travers
le coton de ma chemise. J’ai très peu dormi la nuit passée, je me suis tournée
et retournée dans mon lit, énervée. Madame a fait des cauchemars, je l’ai
entendue crier. Je la revois, toute jeune, lorsque je suis arrivée dans cette
maison sur la recommandation de Mrs Eastwood ; j’avais mené à bien l’éducation
de ses enfants, elle eut la délicatesse de parler de moi ici. Madame était
charmante, un peu désorientée. Je suis venue m’occuper de Laura, elle avait
cinq ans à peine, et bien qu’on ne m’ait rien demandé à ce propos, je me suis
également occupée de Caleb. Un véritable sauvageon. Je me demande comment était
tenue cette maison avant l’arrivée de Madame.
S’il n’était arrivé toutes ces choses, nous devions fêter les seize
printemps de Laura en même temps que la trentaine de Madame, le mois dernier.
¨¨¨
Mademoiselle
Si j’avais un seul espoir de retrouver Sibylle, peut-être… Je n’ai
personne au monde. A peine le souvenir passé de l’amour d’un Lord. Je me sens
lasse et triste. Qu’ai-je fait jusqu’ici, traversé la vie… Comme une
« princesse » égarée dans une cour de ferme ! J’étais idiote. Je n’ai
rien vu du monde. J’ai traversé le monde sans le voir, trop occupée à mes
jupons, à la poussière de l’air des rues sur mes mains qui gâtait mes gants.
Même le Lord, c’était pour ne pas mourir vierge que je me suis laissée aimer.
Je suis restée toute ma vie aussi grise que les tabliers que nous avions à la
pension, ces tabliers que Sibylle ne craignait pas de salir, elle. Et toute ma
vie me parait grise, mais grise, par pure bêtise. Je n’ai rien vu , rien vu de
Bagdad, j’y ai vécu six années, à instruire d’affreux marmots chez de vilains
coloniaux, bêtes eux-mêmes à n’y pas croire, suffisants, et je n’ai rien vu de
Bagdad, je n’avais pas le temps entre chapeau, gants et voilette, prête, tête
droite, nous sommes à l’étranger, aux colonies, sachons garder notre rang, dans
la chaleur, la poussière de la rue, coûte que coûte, que cet indigène est beau,
c’est un indigène, tu es folle ma fille, on ne regarde pas un indigène ainsi,
un homme non plus d’ailleurs, nous ne pouvons plus prétendre à aucune alliance,
déclassée ou non, nous sommes devenus pauvres, notre famille est pauvre, et moi
institutrice, la belle affaire, et je suis passée dans l’Orient poudreux sans
voir que la poussière était d’or. Je me suis toute ma vie consacrée au culte
d’une fortune éteinte, à la dignité d’un rang que j’avais perdu, sans déroger,
surtout sans déroger ! Quelle idiotie ! Et maintenant ? Et bien je m’ennuie. Je
m’ennuie à mourir, ma vie n’est rien, rien, vide, et je rage ! Si je l’avais
encore, je la déchirerais cette jupe tourterelle qui était tant à la mode,
droite, digne, effacée, mais distinguée, oui, tellement distinguée pour une
institutrice que cela me faisait remarquer, justement. Elle n’était pas
« tourterelle », elle était grise ! Simplement grise ! Ruth ! Que
faites-vous ici ? N’auriez-vous pas pu frapper ? Que voulez-vous que ça me
fasse que nous soyons dans la bibliothèque ? Même dans la bibliothèque vous
devez frapper avant d’entrer… Si je pleure ? Où avez-vous vu cela follette,
mais non voyons, je ne pleure pas, qu’allez-vous chercher !
Mon Dieu oui, mon petit, je pleure, je suppose que la
tempête de cette nuit m’a détraqué les nerfs. Savez-vous que vous me faites
penser à Sibylle… Qui est Sibylle ? Oh, une folle comme vous qui salissait
beaucoup ses tabliers et ne frappait jamais aux portes avant d’entrer. Ma
petite sœur…
J’étouffe ici, je vais étouffer, ne rien pouvoir dire à personne,
personne à qui dire que j’aime, moi aussi, la vie, le rire, les fleurs, je me
sens sèche comme la tige d’un vieux chardon, je mourrai confite, confite dans
l’amertume. Je devrais voir le médecin, je suis exagérément nerveuse, je
vieillis, je vieillis et ça me rend folle, qui l’aurait cru , faut-il vraiment
que je continue à avoir l’air aussi sage ?
Voyons, il faut s’occuper de Ruth, et ensuite il y
aura Ada, on a encore besoin de moi.
Je suis découragée, la fatigue, et toutes ces choses
que je ne comprends pas, Laura, la petite Laura, et Madame, comment comprendre…
Il est terrible ce moment où tout bascule. Avant je n’avais à m’occuper
de rien, j’étais là pour faire de ces enfants des adultes. Ma vie était toute
tracée, droite, d’une famille à l’autre, j’étais institutrice ou gouvernante
selon le pays, les fortunes, je ne m’occupais de rien, sinon que mes habits
soient impeccables, les enfants toujours à l’heure, les parents contents, je ne
m’abaissais pas pour autant à ce qu’ils soient reconnaissants, je séchais des
fleurs pour mon herbier, j’ai certainement un des plus beaux herbiers du monde,
extrêmement complet. Qu’est-ce qui a fait ainsi tout basculer, je suis devenue
vulnérable, d’un coup, je vais jusqu’à pleurer, je n’aime pas voir les oiseaux tomber
du nid, les roses m’émeuvent autrement, précisément lorsque le pétale commence
à mollir, j’ai envie de consoler Caleb lorsqu’il n’a pu voir Laura, lui
expliquer comme les jeunes filles sont compliquées, qu’on peut être une jeune
fille en même temps qu’une femme, et rester pendant tout ce temps un tout petit
enfant perdu, j’aimerais pouvoir lui dire à quel point il faudra être patient
avec cette jeune fille-là s’il veut la rejoindre, comme il devra être soumis,
attendre qu’elle refleurisse notre douce petite fille, notre rose, si cela est
jamais possible, c’est aussi cela devenir un homme. Mais je me sens bien
incapable de quoique ce soit, incapable de rien pouvoir dire, j’ai tellement
ignoré ces choses. Maintenant je suis vieille, je me dis que je n’ai plus de
temps à perdre, moi je suis passée à côté de tout, le nez dans mon herbier, je
me suis égarée dans des sentiers où je n’ai voulu voir personne. Maintenant
tout m’est sensible, les humeurs de Madame, le péché pardonné de Laura quoique
Dieu fasse, les bobos de Ruth, ses moineaux qu’il faut sauver à tout prix, les
vagissements d’Ada que je n’ai jamais osé prendre dans mes bras, je n’ai jamais
touché un bébé, jamais, j’ai honte.
¨¨¨
Ruth
Pouah ! J’ai vu le jardinier et Lily s’embrasser, il lui a mis la langue
dans la bouche, c’est dégoûtant, je ne laisserai jamais personne me faire ça!
Quand j’ai dit à Sarah ce qu’avaient fait Lily et le
jardinier, elle a ri.
Et elle vous envoie à tous ses baisers… Moi, je ne pense pas qu’elle va
guérir, je crois qu’elle va rester à Paris. Et toi, qu’en penses-tu ? Tu ne
réponds jamais, tu pourrais me répondre quelques fois. Ça te plait qu’on soit
là, toutes les deux ? Tu sais, j’ai choisi cet endroit exprès, l’herbe est très
épaisse ici et il y a toujours assez de soleil pour qu’on puisse s’asseoir sans
avoir froid aux fesses. Tu aimes les chênes ? C’est le plus beau du parc, j’ai
mis du temps avant de le trouver. Je suis contente que tu viennes dehors avec
moi, j’aime bien jouer toute seule dehors, mais je suis contente aussi que tu
sois là, ça va sûrement te faire du bien, et le docteur aussi sera content de
savoir que tu sors un peu.
Il fait doux cet après-midi, très doux, on est bien.
Ça commence sérieusement à sentir l’herbe, c’est agréable. Chez nous c’est
différent, il fait très chaud dès le printemps, il ne faut pas croire qu’il n’y
a pas d’hiver, mais il n’y a pas de neige comme ici, c’est joli la neige, c’est
dommage qu’il n’y ait eu personne cet hiver pour jouer avec moi. Tu connais le
Sud ? C’est comment l’Europe ? Tu ne te souviens pas ? J’aimerais bien y aller.
Mademoiselle me parle souvent de Paris, elle y est née, je sais bien que ça a
dû changer, ça ne fait rien, j’imagine Maman là-bas. Tu sais, ma mère je ne la
voyais pas très souvent, elle partait toujours se reposer dans sa famille, chez
une cousine ou chez Grand-Mère, Papa et moi on restait tout seul. On
s’entendait bien. Quand Maman était là, Papa s’habillait pour le dîner, sinon
il nous arrivait même d’aller manger dans la cuisine, tu te rends compte ? Si
Maman avait su ça ! Et puis aussi je montais souvent à cheval, je suivais mon
père. Il ne parlait pas beaucoup, et Maman, elle, n’avait jamais rien à lui
dire, elle répétait tout le temps, que voulez-vous mon ami, je n’ai rien à vous
dire ! Alors Papa se renfrognait et il partait faire un tour à cheval. Elle est
très belle ma Maman. Mon père, lui, était très grand et très maigre, tout sec.
La première fois où Maman est partie à Paris, j’étais chez Grand-Mère, je
n’aime pas y aller, c’est dans une ville, il y a tout le temps des visites, je
dois tous les jours porter une belle robe, celle du Dimanche, et je n’ai pas le
droit de jouer dans le jardin. Quand je suis revenue à la plantation, Maman
était partie, Papa me l’a dit le soir à table. Ça duré longtemps, et puis un
jour elle est revenue, Papa a fait la tête quelques jours, tu sais quelqu'un
qui ne le connaissait pas ne savait pas qu’il faisait la tête, moi si. Tout a
repris comme avant. Et puis Maman est repartie plusieurs mois plus tard. Cette
fois, elle était d’abord allée chez Grand-Mère, et c’est Grand-Mère qui est
venue à la plantation nous dire qu’elle était à Paris. Elle disait que c’était
pour se faire soigner les nerfs et Grand-Mère voulait me ramener chez elle,
Papa a dit que ma place était à la plantation, dans sa maison, auprès de lui,
et qu’il s’occupait très bien de moi, j’étais assise sur le tabouret du piano
et Grand-Mère était en face de moi, j’avais peur qu’elle réussisse à convaincre
Papa, mais je suis restée à la plantation. De ce jour-là, Papa m’a souvent
laissée chez le Pasteur, il partait des journées entières. Chez le Pasteur, je
pouvais jouer avec d’autres enfants. A la plantation j’étais seule avec ma
nourrice. Il n’y avait plus d’autre domestique. Je n’allais pas à l’école.
C’était le grand sujet de dispute entre Grand-Mère et mon père. Grand-Mère
aurait voulu que j’aie une institutrice, ou une gouvernante, ou que j’aille au
collège, Papa n’a jamais voulu, il n’aimait pas les gouvernantes, ne voulait
pas entendre parler d’institutrice, et disait que les collèges n’étaient pas
faits pour les enfants, ça se passait toujours pendant les grands repas de
famille, chez Grand-Mère, Grand-Mère criait, Papa n’élevait jamais la voix,
mais c’était pire encore tellement son ton était sec, Maman ne disait jamais
rien, quand elle en avait assez elle se levait de table, elle en profitait pour
aller s’étendre sur le sofa dans le salon, ça lui avait donné la migraine de
les entendre se disputer, et Grand-Mère se mettait à crier : vous allez la
rendre folle. Tu sais, je n’en ai jamais parlé à personne de tout ça, avec toi
ce n’est pas pareil, tu m’écoutes, les autres ils n’écoutent pas, ils pensent
que quand un enfant parle ce n’est pas sérieux, juste des histoires de gosse,
alors je ne leur dis jamais rien. J’aimerais bien que Clara écoute aussi, un
peu, mais je crois qu’elle a trop de choses à penser, elle est gentille, et
elle est belle, pas autant que ma mère, mais elle est belle aussi, tu crois
qu’elle pourra s’occuper de moi ? Il va falloir m’acheter des habits, tout est
devenu trop court cet hiver, tu crois qu’elle aura le temps de s’en occuper ?
C’est joli la natte que tu viens de me faire. C’est mieux une natte
derrière la tête plutôt que deux de chaque côté. Je pourrai la rouler en
chignon ?
Laura, est-ce que je suis un peu jolie ?
¨¨¨
Clara
La première nuit avec Gidéon. C’était sur le bateau et j’entendais les
pleurs de Laura de l’autre côté de la cloison, dans la cabine où la petite
bonne essayait de l’endormir. Gédéon été très doux avec moi, je n’ai rien
senti, absolument rien, je regardais le plafond, oh pas par détachement, mais je
ne sentais rien, même pas qu’il était en moi, Gidéon était dans mes bras, et
moi, j’étais tout à fait bien, je caressais ses cheveux, il m’embrassait
doucement dans le cou, oui j’étais bien, j’ai eu un petit peu peur, juste
avant, mais quand il eut pénétré en moi, rien, vraiment rien, comme c’était
étrange, j’avais tout Gidéon dans mes bras, j’en étais contente, mais cette
partie de lui qui était en moi, je ne la sentais pas, effacée, encore
maintenant je me demande… Il bougeait doucement pour ne pas me faire mal, je le
serrais fort dans mes bras, je crois que j’avais envie de le remercier d’être
là, avec moi, de m’avoir acceptée comme épouse, en même temps je me sentais
vieille, et lui si jeune, je le berçais.
Beaucoup plus tard, j’eus du plaisir à ses étreintes, j’y découvrais
quelque chose que je retrouvais, que je connaissais tout en le découvrant. Ca
me faisait plaisir, et j’ai aimé cela.
Je ne veux pas savoir s’il y eut un temps où j’ai passionnément
aimé.
J’avais tant confiance en lui, et il m’a
fait cela. Peut-être me suis-je donnée la comédie, peut-être Gidéon n’a jamais
été celui que je croyais, que je voyais, peut-être que dans mon rêve je n’ai
pas su voir comment était réellement Gidéon, un homme comme les autres, lâche
et fourbe. J’ai la désagréable impression d’avoir vécu toutes ces années abusée
par un diamant brillant et glacé, cette rigueur que je prisais tant, que je
croyais être le fruit d’une éducation ancienne, aristocratique, tout cela était
faux ? Encore plus désagréable est la sensation fugace que c’est moi qui ai
tout voulu ainsi, moi qui ai voulu que cette maison soit le lieu de la grâce,
moi qui ai rêvé que la mère de Gidéon avait été la perfection-même, née de gens
aussi parfaits qu’elle, dignes et nobles, moi qui ai voulu ce glaçage de la
chair, comme le décoration nappée d’un gâteau, le gâteau m’écoeure, je ne veux
plus jouer cette comédie-là, ma Laura a failli en mourir et je n’ai rien vu,
comme on est bête toute occupée de soi-même, le monde peut s’écrouler autour de
vous de tous les spasmes de la passion, il n’y a que votre propre rêve qui
compte, qu’il ne vacille pas dérangé par les étranges enlacements des autres.
¨¨¨
Ruth
Laura, sais-tu que j’ai vu pleurer Mademoiselle l’autre jour ? C’est un
secret, je ne veux pas que tu le dises, à personne, on risquerait de la
renvoyer, et ça je ne le veux pas. Vois-tu, Mademoiselle est très gentille avec
moi, et elle ne sait pas que je m’en rends compte, si elle savait elle serait
très gênée, ce n’est sûrement pas permis dans son travail, elle serait sûrement
très gênée.
Tu comprends, c’est difficile de lui dire que je
voudrais qu’elle reste jusqu’à ce que je sois grande. Et même après…
Elle est vieille maintenant, elle ne pourrait plus
aller dans une autre maison avec de jeunes enfants. Elle serait offensée si je
pensais cela, n’est-ce pas ?
¨¨¨
Laura
Ruth parle, Ruth joue, Ruth rit, pleure, pense tout haut, je suis bien
près d’elle, elle ne me demande rien, que je sois près d’elle et que je
l’écoute, c’est facile, rien de ce qu’elle dit n’est ennuyeux. Ruth est seule,
aussi seule que je l’ai été. Clara ne s’occupe pas d’elle, la maison à diriger,
le monde à recevoir. J’ai été seule ainsi, Caleb et moi étions seuls, nous ne
jouions pas ensemble, il était trop sauvage, moi aussi sans doute, Mademoiselle
était si distante, c’est vrai ce que dit Ruth, elle a changé, elle devient
vieille. Ruth est jolie, je n’ai pas connu ses parents, ce qu’elle m’en dit est
bien triste, mon soulier est délacé, il fait bon ici, nous sommes seules,
là-bas dans l’allée, de l’autre côté de la pelouse, la tache blanche du landau
d’Ada avance vers nous, Sarah rentre de promenade.
¨¨¨
Mademoiselle
Qu’est-ce que cette histoire ? Qu’est-ce que cette maison ? Le monde y
est fou ? A-t-on vu ailleurs des choses pareilles ? Non, non, c’est moi qui
devient folle, c’est beaucoup trop compliqué pour moi ! Nous étions une famille
éprouvée par le malheur, certes la vie ne m’a pas épargnée, la placidité de
l’âme ne fait pas le bonheur, j’ai vu bien des enfants malheureux que dans ma
sottise je trouvais ennuyeux ou insolents, mais là, là, je baisse les bras !
Tout a commencé ainsi : Laura me demande (à moi !) de lui parler d’Ada, je
réponds que c’est un mignon bébé comme le Seigneur sait nous en envoyer, elle
est rose et potelée, souriante, aimable et gentille, je radote à propos de
l’enfant, et Laura tout à trac me demande quand Clara va se décider enfin à
l’envoyer ailleurs, je réponds, voyons mon enfant nous avons ici tout ce qu’il
faut pour Ada, la nourrice, la nursery, tout, où serait-elle mieux ailleurs ?
Laura devient alors très pâle, j’aurais dû me méfier, avec insistance elle
reprit, enfin on ne garde pas les petits enfants à la maison, on les envoie à
la campagne, il y a des endroits pour ça, lesquels ai-je demandé, les fermes
par exemple me répond-elle, les fermes ? Oui, c’est dans une ferme que j’ai été
élevée. Mademoiselle Laura, il devait y avoir une raison particulière à cela,
non dit-elle, seulement chez nous on ne garde pas les tout petits enfants dans
les maisons, on les envoie dans les fermes, c’est ainsi que cela se passe chez
nous. Peut-être votre maman n’a-t-elle pas pu s’occuper de vous pour des
raisons de santé ? Peut-être est-ce pour votre propre santé que l’on vous a
envoyée à la campagne ? Non aucunement, on fait élever les enfants dans les
fermes, c’est ainsi que ma mère a fait, c’est ainsi que Clara doit faire, et sa
lèvre devenait blanche, ses narines se pinçaient, elle me regardait méchamment,
oui méchamment, il n’y a pas d’autre mot pour qualifier son regard, j’ai bien
senti très vite que quelque chose m’échappait, l’air devenait électrique autour
d’elle, ses beaux cheveux frisés s’échappaient de son chignon comme si le vent
soufflait autour de sa tête, et elle tomba raide évanouie en criant, cela doit
être ainsi, il faut que cela soit ainsi !
Affolée, j’ai immédiatement appelé Madame et Sarah.
Pendant que Sarah soignait notre Laura, j’ai relaté la chose à Madame qui me
dit en effet que Laura fut confiée dès sa naissance à une paysanne de toute
confiance, parce que Madame sa mère ayant procréé cette enfant très tardivement
avait quelques réticences à son égard, et ne voulait pas montrer en société ce
qu’elle considérait comme une faiblesse à son âge. Clara elle-même ne vit la
petite pour la première fois que le soir de ses noces, à l’embarquement sur le
bateau, sa mère la lui confiait s’estimant trop âgée pour la reprendre auprès
d’elle, jugeant néanmoins qu’il était bon qu’elle revienne au sein de la
famille. Cela ne fait rien, il ne me semble pas avoir saisi toutes les raisons
qui ont fait agir ainsi envers l’enfant.
Madame paraissait gênée tout en parlant, je n’insistai
pas, mais enfin croyez-vous que tout ceci soit raisonnable ?
Je sais, et je devrais me souvenir, il n’est pas souhaitable de parler
d’enfant devant Laura. Mais que pouvais-je faire, c’est elle qui me l’a
demandé.
Ces gens me touchent, ils touchent en moi des regrets intimes et
profonds, mais vraiment je les trouve impossibles, peut-être était-ce ainsi
dans les autres maisons et je n’ai rien vu, peut-être ailleurs vit-on plus
simplement, avec moins de drame, ici tout semble toucher au tragique, et tout
est tragique, il y a de l’ombre, on s’aperçoit à vivre dans cette maison que
l’on ne connaît rien des gens, qu’ils sont secrets, cachés, que nous n’en
voyons que quelques reflets sous l’apparente clarté, ce dont ils veulent bien
nous éclairer.
Voyez Madame comme elle agit avec Ada, une fois elle l’embrasse avec
émotion et emportement, une heure plus tard elle est indifférente à souhait, le
lendemain elle hurlera qu’en aucune façon elle ne veut voir cette enfant pour
aller l’embrasser furieusement l’instant suivant.
L’autre jour, j’ai moi-même pris Ada dans mes bras, elle m’a souri, elle
a serré mon doigt dans sa toute petite main, elle avait un parfum tout à fait
particulier, tendre et aigrelet, c’est étonnant si on y prête attention.
Finalement, ce qui est aussi surprenant, c’est la
délicatesse de cette femme noire, de moi-même je ne lui aurais jamais fait
confiance, nous n’avons pas en Europe l’habitude de la proximité de ces gens,
de là à leur confier nos enfants… Il me semblait, il me semble encore, que si
Dieu nous a voulu différents il doit y avoir une raison, mais voilà je ne sais
plus laquelle, j’ai vu de mes yeux que cette femme aime Ada comme une mère sait
aimer, et elle n’est pas sa mère.
¨¨¨
Laura
Mademoiselle est partie, enfin, sa sollicitude me pèse. J’aime être seule, ne peuvent-ils le comprendre ? L’autre jour, j’ai entendu chez Clara une vieille perruche qui parlait des tourments de la jeunesse, Clara a souri, elle a redressé sa coiffure de la main en penchant la tête, la grosse dame a pris cela pour un acquiescement, mais j’ai vu les yeux de Clara à cet instant, ils avaient envie de déchirer.
Je vais mieux, beaucoup mieux, je me joins à certains thés que donne Clara.
Je garde secrets de petits moments pour accompagner Ruth dans le parc, j’en ai
besoin, je ne reçois plus Caleb dans ma chambre.
Il arrive que je rencontre Gidéon dans un couloir. Il
me dit aimablement bonjour, avec une certaine raideur, nos habits se frôlent,
j’ai les mains glacées, je regarde ailleurs, je vois qu’il ne comprend pas, moi
non plus, que fait-on là ? Je n’y peux rien. Ça me glace.
J’ai changé de coiffure, je tourne mes cheveux autrement au-dessus de ma
tête, ça me fait une ombre mousseuse autour du visage et ça souligne le cerne
violet sous mes paupières.
Eh
bien oui, j’aime, je l’aime, j’ai envie de le hurler sur les toits, je l’aime,
c’est mal, qu’en sais-je je l’ai toujours aimé, qu’est-ce que ça peut faire
qu’à un moment ou à un autre il m’ait aimée différemment, pourquoi ses mains ne
seraient-elles pas venues sur moi, elles y avaient toujours été, bien sûr
jamais avant elles ne m’avaient fait de telles caresses, mais comme j’ai aimé
tout ce qu’il m’a fait, les ai-je embrassées ces mains de m’avoir fait tout
cela, et pourquoi pas ? Je riais de bonheur en tirant les rideaux du pavillon.
Est-ce que je l’aime encore ? Ai-je oublié ? J’ai froid, seulement
froid. Clara est venue, s’est assise sur mon lit, m’a regardée et m’a dit que
cela ne devait pas être, n’aurait jamais dû être. J’aurais à me marier plus
tard, je devais me garder pour cet homme, mon mari. Elle oubliait tout.
Menteuse, ta lèvre, j’ai vu ta lèvre frémir. Elle souhaitait que je me
rétablisse, complètement, très vite.
J’aurais bien cassé la tête de la négresse l’autre jour, ne voilà-t-il
pas qu’elle va apprendre à Mademoiselle à faire des risettes au bébé. La pauvre
vieille, elle ne sait pas à quel point elle est ridicule. Elle dégouline de
ridicule, elle voudrait minauder, et elle grimace.
Ruth, je me sens méchante, inutile, je voudrais qu’on
me lave la peau, j’ai l’impression que si on me lavait la peau une couche
d’écailles mortes partirait et je pourrais respirer, reste encore un peu, il a
bien le temps ton moineau, tu viendras m’aider à me laver demain ?
Ah non ! Pas Sarah ! Ruth ! Je n’ai pas besoin d’elle, tu suffis à m’aider. Sarah, sortez, Ruth, au lieu de rire comme une idiote dis-lui de partir, tu m’éclabousses, peste ! L’eau est trop chaude, je vais me brûler, vous n’êtes pas obligées de me frotter à la pierre ponce, pourquoi avez-vous mis toutes ces herbes dans l’eau, ça fait dégoûtant, Ruth, remets un peu d’eau, Sarah mes cheveux tombent, et vous riez comme des folles, aidez-moi plutôt, on aura mis de l’eau partout. Ca sent bon, on se lave ainsi chez vous Sarah ? Vous aurez le temps de me peigner ?
Je me souviens très bien de la cour de la ferme écrasée par le soleil,
de la dame en noir, sèche, qui descend d’une voiture noire, le cheval est
fatigué, elle m’emmène sans rien dire. Quand plus tard je pleure, elle
m’interdit de jamais pleurer, je dois être bien contente qu’on m’emmène, je
vais avoir une belle vie, je n’ai pas pu dire au revoir à personne. Le chien
nous regardait, tout seul au milieu de la cour.
Je devais être très gentille avec la jeune dame qui va
s’occuper de moi, c’est ma sœur, et la dame en noir est ma mère, je ne la
reverrai plus, elle espère que je serai heureuse en Amérique, la jeune
s’appelle Clara, elle est jolie, le monsieur qui est avec elle est grand, plus
grand que tous les gens de la ferme, il a des yeux qui rient, ils ont l’air
content, la bonne qui dormait avec moi sur le bateau sentait mauvais, j’ai été
malade.
¨¨¨
Ruth
Quand je suis entrée dans cette pièce, c’était bien longtemps après sa fermeture, j’y ai dérangé un flot de souris. Maintenant, grâce au trou que j’ai fait dans le volet de bois, les matous peuvent y entrer aussi, il me semble qu’il n’y a plus de souris. Par contre, je suis sûre d’avoir entendu des miaulements, je crois que la chatte des voisins est venue faire ses petits ici, j’ai cherché partout, je n’ai rien trouvé, mais depuis ils ont sûrement grandi, assez pour être partis ailleurs. Je leur ai quand même porté du lait. Les étagères, les consoles, les tapis, les fauteuils, le grand sofa, tout est gris de poussière, il y a de la porcelaine cassée par terre. C’est vraiment la plus belle pièce de la maison, maintenant je l’ai pour moi toute seule. J’ai tout retourné, tout regardé, je n’ai rien trouvé d’intéressant, seulement la vielle cravache d’Oncle Gidéon au milieu du grand tapis, je l’ai frottée et accrochée au mur. C’est Mademoiselle qui a gardé la clef, Clara a transformé le bureau d’Oncle Gidéon en salon, et Oncle Gédéon travaille à son bureau en ville, ou dans le pavillon au fond du parc.
Quand je venais ici, que c’était ouvert, je n’avais
jamais fait attention au très beau tableau sur le grand mur du fond. C’est un
portrait, une dame, elle aussi est grise, sa blouse, son col, ses yeux sont
gris, et le papier sur lequel elle est dessinée, mais elle a un sourire si
gentil, on la croirait vivante, elle ressemble à Clara, c’est peut-être elle,
elle a de jolis cheveux bruns roulés comme elle. Mais elle est si gaie, ça ne
ressemble pas à Clara ça, il y a de la malice dans ses pommettes rondes, un peu
saillante, et une fossette au creux de sa joue mince, tout près de sa bouche.
Un jour je suis allée chercher le maillet du jardinier, j’ai fait très
attention que personne ne me voie et j’ai cassé quelques barres de la
persienne, après il ne me restait plus qu’à briser la vitre près de
l’espagnolette et à pousser le tout. Ici je suis tranquille, je tire bien le
volet sur moi, même le jardinier lorsqu’il vient couper la pelouse tout près de
la fenêtre ne soupçonne rien. Ça me donne l’impression d’être dans un conte de
fée. Je sais que Clara a absolument interdit qu’on y entre, elle serait
terriblement fâchée si on me découvrait, elle me renverrait peut-être, tant
pis, de toute façon je ne fais pas de bruit, qui pourrait m’entendre ? J’ai le
grand salon pour moi toute seule, je joue, il y a encore des vases, des
napperons, des rideaux, j’ai trouvé le moyen d’en décrocher un et je me
déguise, je me fais une longue robe, très belle, je reçois les dignitaires des
pays étrangers, je les fais mettre en prison s’ils m’apportent de mauvaises
nouvelles, j’invente des catastrophes et je suis infirmière, tout le monde
m’aime, je suis la plus belle, les hommes sont à mes pieds, je suis gentille,
je ne les fais pas souffrir, je suis aussi une grande cantatrice et lorsque les
bravos, les hourras de la foule en délire viennent jusqu’à moi, je m’incline
profondément en tenant d’une main la traîne de ma longue jupe et c’est comme un
vol d’oiseaux superbes et très doux qui vient me caresser. Je parle, je parle
beaucoup, tout le temps, je parle à voix basse pour qu’on ne m’entende pas, si
quelque un m’entendait je ne veux pas qu’on me croie folle, je sais bien que
personne ne peut m’entendre, mais on ne sait jamais, j’ai toujours peur d’être
surprise, pas seulement d’être punie parce que je ne devrais pas être là, non,
je détesterais qu’on m’entende, je ne veux pas qu’on m’entende jouer, j’aurais
très peur qu’on se moque de moi, alors je parle tout le temps à voix basse, je
fais tout, les questions et les réponses, tous les personnages que je veux, je
fais ce que je veux, mais ça doit rester secret, absolument secret.
Je parle à ma Maman, je lui raconte que l’incendie a tout envahi et
qu’elle n’était pas là, j’ai entendu mon Papa craquer et se tordre de douleur
comme un sarment sec dans le feu.
Ça aurait été joli si un jour elle était revenue dans une belle robe,
souriante, à la maison, Papa aurait été surpris, très content, il ne l’aurait
montré que le jour suivant, Maman aurait été si heureuse de me revoir, elle
m’aurait assise sur ses genoux et elle m’aurait dit, voyons ma Ruth, qu’as-tu
appris pendant tout ce temps, sais-tu bien tes conjugaisons, et ta géographie ?
Paris ? Ah oui, Paris c’est très beau, mais on s’y ennuie, on s’y ennuie de
toi, tout le monde là-bas s’ennuie de toi, les gens là-bas attendent que ma
Ruth grandisse, devienne une belle jeune fille, quand elle sera assez grande
pour y venir on fera de belles réceptions en son honneur, et nous serons toutes
les deux fêtées comme des reines, on dira partout regardez comme elles sont belles,
savez-vous ce sont la mère et la fille, et voyez le bel homme sombre derrière
elles qui s’occupe de tout avec tant d’élégance, c’est le père de la petite, ne
sont-ils pas magnifiques tous les trois ? Et j’aimerais tellement l’Opéra que
Maman me ferait donner des cours de chant, ma voix charmerait très vite le
professeur et c’est comme ça que je suis devenue cantatrice, non voyez-vous je
n’avais pas de don particulier, enfin je ne le savais pas, j’ai eu cette chance
toute jeune d’avoir des parents très attentifs à mes goûts, et c’est ainsi je
crois qu’on permet aux enfants de devenir artistes.
On m’appelle.
Excusez-moi mais on m’appelle, nous reprendrons cette
conversation quand vous le voudrez mon Cher.
Le goûter, c’est Mademoiselle qui me cherche pour le
goûter.
¨¨¨
Sarah
Voyez Mademoiselle Laura comme vos cheveux sont beaux depuis que je les
soigne, ils sont si fins, si doux, on dirait de la mousse, ils ont un reflet
doré, auburn comme dit Mademoiselle, il y a des métisses qui ont de jolis
cheveux comme ça, et voyez comme vous êtes belle coiffée ainsi, vous êtes une
demoiselle, bientôt vous serez une dame, ce sera très bien avec un peigne en
ivoire.
¨¨¨
Laura
Mademoiselle nous regarde, elle est assise contre la fenêtre pour avoir
de la lumière sur son ouvrage, elle porte ses lunettes au bout de son nez tout
près du tissu, et par-dessus ses lunettes elle ne perd rien des paroles de
Sarah, ni de mes réponses, elle ne dira rien aujourd’hui, cette vieille bête,
elle fait la bête, elle me regarde, elle coupe le fil entre ses dents, elle
pique l’aiguille sur sa poitrine et elle cherche un autre fil, pendant tout ce
temps elle ne m’a pas quittée des yeux, je sens son regard sur mes joues, sur
son front, elle m’épie. Ada est à l’autre bout de la pièce sur son lit, elle
est éveillée, elle se tient assise toute seule, elle jacasse, gazouille,
bavote, tout le monde attend que je m’approche d’elle, je suis venue, ça fait
deux semaines que je viens dans la nursery pour que Sarah me coiffe, ne
croyez-vous pas que c’est assez, ne voyez-vous pas que je ne peux faire plus ?
J’ai tant envie de pleurer, elle est rose et blonde, ses cheveux sont duveteux,
elle a de grands yeux bleus, elle ne ressemble en rien à Clara, elle me regarde
et rit, comment un si petit enfant peut-il rire en me voyant ? Vous m’avez fait
mal Sarah, ne tirez pas aussi fort sur mes cheveux, et puis ça suffit pour
aujourd’hui. Mademoiselle si vous avez besoin de moi je suis dans la
bibliothèque.
Il me semblait, lorsque je revenais en dansant du pavillon, lorsque mon
épaule et le bas de mon jupon effleuraient Clara dans un couloir de la grande
maison, que j’aurais dû baisser les yeux. Au contraire, je chantonnais et je
riais avec elle, elle me caressait la joue, me trouvait la mine heureuse, ses
yeux étaient graves, ça n’était pas de l’insolence de ma part, il fallait bien
supporter la joie.
¨¨¨
Clara
Il m’arrive parfois, comme aujourd’hui, de rêver, je sens le soleil sur
ma figure, je caresse le bois chaud du lit de repos, cet après-midi il n’y a
pas de bruit, tout le monde est sorti, même Laura qui suit Ruth partout comme
un petit animal, et je rêve, elle est douce, mon petit coquillage, ma tendre,
de la nacre, une fleur, rose bien sûr, douce si douce, elle est légère comme un
pétale entre mes bras, légère, odorante, veloutée, une opaline, de la
porcelaine, une fleur, mes bras sont faits pour elle, elle y est parfaitement
tranquille, je l’embrasse, je lui parle, elle me sourit, elle tourne la tête
vers mon visage, son visage s’éclaire, s’adoucit, sa bouche tremblote,
va-t-elle pleurer ou rire, elle sourit, elle m’aime comme je l’aime, elle est
ma vie, mon cœur, ma soif et mon sang, elle est ma douceur mon espoir et mon
avenir, ce sera bon de la voir grandir, de plus en plus jolie, rieuse, maligne,
fine, elle est mon soleil et mon ange, je frémis à l’entendre rire, je me mords
les lèvres lorsqu’elle pleure, son chagrin est le mien, je ne sais plus quoi
faire, je voudrais que la terre s’arrête, arrêtez ma petite a du chagrin,
arrêtez le temps que je la console, que je répare tout ça, ce qui la fait
pleurer, il doit bien y avoir moyen de réparer le temps. Et puis Mon Dieu,
pourquoi rien de tout cela n’arrive, je descends dans le salon, Mademoiselle me
dit que la journée s’est très bien passée, tout a été parfait, Sarah a profité
du beau temps pour promener longuement l’enfant ce qui lui a fait grand bien,
elle dort maintenant, elle était tellement affamée au retour de la promenade
qu’elle a dévoré et s’est endormie comme une souche vraisemblablement jusqu’à
demain, on n’a pas eu besoin de moi, on n’a jamais besoin de moi, se
soucie-t-on si moi j’ai besoin d’elle ? Sans elle que vais-je devenir, à quoi
est-ce que je sers ? Oh mon Dieu que j’ai mal, ça me déchire, et puis ensuite
ça recommence, un jour miraculeusement nous sommes ensemble dans la même pièce,
un hasard domestique, je la prends dans mes bras, elle gazouille, on nous
laisse seules, je lui caresse la tempe avec mon doigt, là où les cheveux sont
si blancs qu’ils paraissent de la soie, avec ma bouche je caresse la ligne de
sa joue, l’odeur de lait et de bain frais m’envahit, je suis bien, heureuse,
elle est là, en fait je suis glacée, je me demande bien ce que fait cette
enfant dans mes bras, je ne me sens rien de commun avec elle, il faut lui
parler je n’ai rien à lui dire, elle est lourde, je trouve son nez mal tourné,
son odeur m’écœure, elle commence à gigoter, à grogner, elle n’est pas bien,
visiblement elle n’est pas bien, mais qu’a-t-elle ? Je lui parle, j’essaie de
la calmer, j’arrondis mes bras pour qu’elle soit mieux, ça me fait mal à
l’épaule, que comprendre de ses bruits, c’est aussi hermétique que du chinois,
la seule chose que je puisse voir est qu’elle est mal, maintenant elle hurle,
son teint devient tout rouge, elle est affreuse et je ne peux rien faire, je ne
sais que faire, aidez-moi, je vous en supplie, délivrez-moi, qu’on me l’enlève,
je ne saurai jamais, pourquoi est-elle si mal dans mes bras, car elle y est
mal, je l’ai vue pleurer, je vous en supplie expliquez-moi, que puis-je faire
pour elle, faites quelque chose pour moi !
Il
y a des douleurs affolantes comme des guêpes, le cœur explose, les yeux
s’égarent, on voudrait fuir dans un lieu désert, qu’il n’y ait personne, enfin
je pourrais hurler, hurler à la mort, je me cogne contre toutes les vitres,
qu’il me fait donc souffrir l’importun qui veut être gentil.
Bien sûr c’est agréable d’avoir un bon personnel, et vraiment nous
pouvons être satisfaits mon mari et moi, tous nos domestiques sont parfaits, il
y a bien la petite Lily qui est un peu follette, mais elle met tout son cœur à
l’ouvrage, et entre les mains de la cuisinière elle deviendra une excellente
servante, pardon ? La nourrice de l’enfant ? Eh bien, aussi parfaite que les
autres, voyez-vous, j’ai entièrement fait confiance à Mademoiselle qui s’est
d’ailleurs fait violence, mais les certificats étaient très bons, les meilleurs
que nous ayons vus, bien sûr je me suis moi-même interrogée, est-il bon qu’un
enfant soit élevé par une personne si… différente, dans le Sud ils n’ont pas de
ces préventions curieusement, Gidéon non plus d’ailleurs, mes origines
européennes ne m’avaient pas habituée à cette… proximité dirons-nous, et puis
je me suis dit qu’elle était chrétienne, après tout cela devait bien la rendre
un peu semblable à nous n’est-ce pas, et en vérité, voyez-vous, nous n’avons qu’à
nous louer, ces personnes savent parfaitement s’occuper des enfants, peut-être
avons-nous en fait trouvé la perle ?
Hum… La délicieuse Mrs Eastwood, qu’elle est laide
lorsqu’elle trempe ses lèvres pincées dans son thé, elle n’arrivera jamais à
empêcher que ça lui dégouline sur le menton, et toujours le petit mouchoir
brodé pour éponger, vous reprendrez bien un peu de thé ? Non ? Quel dommage, il
est si délicieux. Elle ne saura jamais à quel point je déteste Sarah, je sais
bien moi qu’être nègre ne change rien à l’affaire, et qu’elle a le cœur aussi
blanc que le mien. C’est elle qu’Ada préfère.
¨¨¨
Laura
Aujourd’hui, j’ai fait une longue promenade sur le bord de la mer. Et
Caleb est apparu. Il m’avait suivi depuis la maison. Il venait me dire, il m’a
dit, enfin il m’a dit qu’il m’aimait. J’étais affreusement gênée. Il a ajouté
qu’il n’avait cessé de me le dire pendant tout ce temps où j’étais malade. Je
sais qu’il venait me voir en cachette, je me souviens un peu, mais ça me fait
mal à la tête, et il m’aurait dit mille fois qu’il m’aimait, je ne l’aurais pas
entendu ? Me croit-il folle ?
Ruth était devant moi pendant toute la promenade, elle
sautillait comme une gamine, j’ai beau lui dire qu’elle doit apprendre à se
conduire comme une jeune fille, elle n’y résiste pas plus de cinq minutes. Elle
avait l’air faussement finaud de celle qui sait tout mais ne veut pas le
montrer.
Il m’aime, il s’est coupé la main en voulant réparer la vitre de ma
chambre et il me montre la blessure, mi-faraud mi-peiné, comme s’il voulait me
montrer à quel point il m’aime, la preuve, quelle preuve ? Mais ce n’est pas ça
l’amour, je me souviens, et j’ai délicieusement mal au creux du ventre, le
désir, je me recroqueville dans le fauteuil et en fermant les yeux j’écrase les
larmes entre mes cils.
Quoi, du sang, un peu de sang sur sa main, ce n’est
pas ce qui peut m’effrayer.
Est-ce que ça arrive à d’autres personnes, ou seulement à moi ? Certains
jours, et je ne sais pourquoi, je n’arrive pas à garder mes mains propres, je
les lave, les relave, je les manucure, je les enduis de crème pour que la peau
soit belle, souple, le tour de mes ongles net, et chaque chose que je touche
semble les resalir, mes ongles deviennent douteux, mes mains moites, glissantes
et je dois les relaver. A un moment j’abandonne. D’autres jours, je ne m’en
occupe pas, une simple toilette, et d’autres choses à faire, plein d’autres
choses, et tout à coup au milieu de la journée, par hasard, mes yeux s’arrêtent
dessus, elles sont belles, parfaites, blanches et sèches, les ongles finement
taillés, je les regarde comme si elles n’étaient pas à moi. Alors je suis
contente qu’elles soient à moi.
¨¨¨
Mademoiselle
Je suis entée dans la bibliothèque. Elle aurait dû être vide. Devant la
grande fenêtre, dans le soleil, il y avait Caleb à genoux devant Laura, sa tête
penchée sur ses mains, confiant il lui baisait les mains, tendrement, les
caressait de sa joue, Laura avait l’air étonné d’un oiseau dérangé dans son
nid, étonné et ébouriffé, elle se laissait faire sans réticence, avec retenue,
surprise, c’était comme un instant éternel, ils ne m’ont pas entendue, je suis
repartie sur la pointe des pieds, et en refermant je me suis cognée à Ruth
cachée dans mon dos qui me dit en riant, ils s’aiment n’est-pas Mademoiselle,
vous croyez qu’ils vont se marier ?
Petit singe, voulez-vous vous mêler de vos affaires ?
Ça ne fait rien, nous avons bien ri !
¨¨¨
Ruth
Reprenons Laura, traduisez ce passage, Caleb je vous interdis de lui
souffler. Sale matou ! File de là ! Tu as tout dérangé, je suis allée chercher
ces feuilles à l’autre bout du parc ! Il n’y a que celles du prunier pour bien
jouer les cahiers ! C’est malin, et c’est trop tard pour que je puisse aller en
rechercher, tant pis, je ne jouerai plus ce soir, je ne devrais plus jouer
comme ça, à faire semblant, je suis trop grande, j’essaie, mais je ne sais pas
à quoi jouer d’autre, et comme je suis toute seule… Alors je joue encore à ça,
mais seulement quand je suis toute seule, je ne peux bien jouer que si je suis
seule, si je suis sûre que personne ne me regarde.
J’aime bien l’odeur de la poussière, ça ne sent pas
bon, mais j’ai l’impression que tout est à moi puisque personne d’autre ne
vient jamais ici. Ici, je peux faire ce qui me plait, c’est rassurant. Et vous
savez pourquoi je ne peux jouer comme ça que s’il n'y a personne pour me voir ?
Et bien parce que sinon je ne peux pas les oublier, je ne peux pas oublier
qu’ils sont là, qui ils sont, qu’ils me regardent, ce qu’ils vont penser de
moi, et alors je ne peux pas oublier qui je suis, ils me regardent en souriant,
ça me gêne, ils ne savent pas jouer eux, ils ont l’air de se moquer de moi ; et
comment voulez-vous jouer si vous ne pouvez pas oublier qui vous êtes ?
Les grandes personnes ont l’air de ne jamais oublier qui elles sont, ça
me gêne.
Parfois je joue dans ma tête, en secret, même s’ils sont là, ça ne se
voit pas, c’est drôle, Mademoiselle me regarde, elle ne sait pas encore ce que
moi je lui ai ordonné de faire.
¨¨¨
Lily
Madame, j’ai trouvé Ruth cachée dans la souillarde, elle pleure et ne
veut pas sortir, c’est qu’il faut que je nettoie, Mademoiselle est près d’elle.
¨¨¨
Mademoiselle
Lily, allez chercher Madame. Ruth, je vous en prie, sortez de cet
endroit, vous allez vous salir, je n’aime pas les caprices, vous le savez, et
cela y ressemble fort, Ruth, pourquoi pleurez-vous ainsi ? Soyez raisonnable,
enfant, venez, Madame va arriver, si c’est un vrai chagrin dites-le moi, on ne
vous grondera pas. Madame, Ruth refuse de sortir, j’ai peur de ne rien pouvoir
faire.
¨¨¨
Clara
Ruth, arrête de trembler ainsi, je ne te punirai pas, seulement je veux savoir pourquoi tu as refusé d’obéir à Mademoiselle, veux-tu répondre ? Mouche-toi, qu’y a-t-il ? Tu ne fais jamais de caprice. Qu’est-ce que tu caches dans ta jupe, ôte ta main, que s’est-il passé ? Tu as déchiré ton jupon ? Ruth, arrête de te barbouiller la figure avec tes mains sales, mais c’est du sang ! Où es-tu blessée pour que cela saigne, tu dois bien savoir d’où vient ce sang, où es-tu blessée, sur la cuisse ? Oh Mon Dieu… bien sûr… C’est cela. Bien sûr… Ce n’est rien. Non, tu n’es pas blessée, calme-toi. N’aie pas peur, c’est du sang, Ruth, mais tu n’es pas blessée. Viens, je vais t’expliquer. Sarah, préparez un bain, nous en aurons besoin. Ce n’est pas grave, je vais te dire ; j’avais oublié. Tu n’es ni blessée ni malade. N’aie pas peur. Il ne faut pas avoir peur, je vais te dire et tu vas comprendre. Suis-je bête de n’y avoir pas pensé.
¨¨¨
Mademoiselle
Vraiment, comprenez-vous cela ? Madame, parfaite, a su calmer Ruth d’une
parole. Pourtant, jamais je n’avais vu cette petite si désespérée. Désespérée
est bien le mot, inconsolable, inatteignable dans son chagrin. Je suis sûre
qu’elle ne nous entendait pas tellement elle avait de chagrin et souffrait, et
elle avait peur aussi, si peur, ce petit Chevalier. Mon Dieu, j’en étais
retournée. Cela m’est insupportable de voir souffrir cette enfant-là. Et
Madame, si maladroite dès qu’il s’agit d’autrui, si distante et froide, pour le
coup elle m’a sidérée ! Elle a su prendre cette enfant, s’en est occupée
elle-même. Je n’étais pas là, mais Sarah m’a dit qu’elle avait été très bien,
elle l’a lavée, lui a expliqué cette
chose, enfin, toutes ces choses, j’avoue, je n’y avais pas pensé, j’aurais dû,
sûrement. Sarah m’a dit qu’elle-même n’aurait pas mieux fait, voyez-vous ça,
moi aussi, j’aurais pu, Mon Dieu, que m’a-t-il manqué pour savoir ?
Je n’aime pas ce pincement au cœur, méchant et laid.
Jalouse ! Parce que Madame a su s’occuper de Ruth mieux que moi ! J’ai toujours
pensé que ma supériorité sur les autres femmes, à défaut d’avoir moi-même des enfants,
était de savoir m’occuper des leurs mieux qu’elles. Du moins, je le croyais. Et
peut-être même que leurs enfants m’aimaient plus qu’ils ne les aimaient. Et
puis je ne me posais pas tant de questions, j’étais l’institutrice la plus
adroite qu’il fût, que leurs enfants m’aient aimée ou non, je ne m’en
préoccupais guère, j’ai toujours pensé que leur amour était la juste
rétribution de mes services, donc ils m’aimaient. Même quand moi je ne les
adorais pas. Maintenant, je me demande, on ne commande pas ainsi à l’affection
des autres, peut-être mentaient-ils… Et Ruth ?
Cela fait deux nuits que je ne dors pas.
Aurais-je su, moi, lui parler ? Je ne peux en être sûre. Il me semble
n’avoir jamais eu à l’expliquer à quiconque, il y avait les nourrices, les
gouvernantes, leur mère. Même pour Laura, je n’ai pas su quand… Je n’ai pas été
utile, à rien, en ces choses. La vraie vie m’échappe. Seulement, voilà,
maintenant je le sais, et mon Dieu, et cela me fait souffrir.
J’aurais tellement voulu être aussi pour quelque chose dans
l’épanouissement de cette enfant-là, que grâce à moi, un peu, elle devienne une
belle jeune femme. C’est comme si on m’enlevait définitivement l’enfant que je
n’aurai, de toutes façons, jamais eu.
¨¨¨
Clara
C’est étrange, qu’aurait fait Leah ? Peut-être n’aurait-elle rien su
faire. Je crois n’avoir rien su avec Laura. Pire, alertée par la servante, j’ai
appelé le médecin, affolée. Mais celle-là, qui d’habitude m’est indifférente,
j’ai pu la consoler, et elle était bien légère pendant qu’elle sanglotait sur
ma poitrine, tout à coup je me suis sentie capable d’aller décrocher la lune
pour elle, comme c’est drôle, elle était accrochée à mon cou comme une toute
petite fille et je l’ai laissée faire, assise sur mes genoux, en la berçant
jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Nous l’avons ensuite couchée Sarah et moi, elle
ne s’est pas réveillée. En sortant de sa chambre Sarah m’a dit bonsoir, je l'ai
regardée, elle m’a souri, pour la première fois de ma vie j’ai eu le sentiment
d’avoir sur terre une amie.
De tout ceci, j’ai la satisfaction du devoir accompli,
j’ai aussi la sensation d’une douceur, et d’une tristesse. En tout cas Ruth ne
me sera jamais plus indifférente, il me semble la connaître plus que les
autres.
Dans ses bras, Ada joue comme un chaton.
¨¨¨
Ruth
Ada, Ada, viens, viens jusqu’à moi, oh, c’est difficile, attention, le
caillou, non, tu vois, tu n’es pas tombée, tu deviens adroite, tu ris, c’est
drôle, hein ? Maintenant tu es grande, tu n’es plus un bébé, viens petite
fille, viens je vais te montrer quelque chose, mais il ne faudra le dire à
personne, je sais que tu ne parles pas encore beaucoup, quand même, il ne
faudra le dire à personne, ah, ça c’est trop difficile, là, il faut que je te
porte, viens mon bébé, oh que tu es lourde, viens, chut, pas de bruit, regarde,
on va là, puis par-là, on traverse la pelouse derrière le sycomore, on ne fait
pas de bruit, on chuchote, sinon Ruth ne te montrera pas le secret, chut, ça te
fait rire, voilà, on arrive, ouf, je te pose par terre mais tu ne te sauves
pas, on ouvre le battant, là, tu vois, en poussant seulement, et on rentre,
voilà… Il fait frais, il y a de l’ombre, c’est le secret de Ruth, tu seras la
seule à le connaître, c’est le palais de Ruth, personne n’a le droit d’y venir,
sauf toi maintenant, tu jures le secret, non, relève-toi, c’est trop sale par
terre, après on se demandera où je t’ai emmenée et on risque de tout découvrir,
regarde comme c’est beau, si tu es bien sage les princesses vont venir, on dit
que tu es l’Héritière et moi la Régente, toute la Cour est là, salue de ta
main, regarde, comme ça, qu’est-ce que tu as vu ? La Dame ? La Dame, c’est la
Reine, elle est morte dans un accident, elle était partie en Bavière prendre
les eaux et un téléphérique s’est décroché, elle était dedans avec deux de ses
suivantes, on a reconnu son corps à la célèbre bague que lui avait offerte le
Roi pour leurs noces, le Roi est inconsolable, c’est pour ça qu’il ne veut plus
te voir, tu lui ressembles trop, il souffre, j’ai moi-même beaucoup pleuré,
j’ai eu une très grande peine, je suis devenue Régente puisque personne ne veut
plus tenir les rênes du pouvoir, c’est un rôle très délicat, surtout avec les
pays étrangers, il faut beaucoup de
diplomatie, on ne les comprend pas toujours, tu verras lorsque ce sera ton tour
de régner, on apprend.
J’ai un peu honte d’avoir pleuré l’autre jour dans les bras de Clara,
pleuré comme un bébé, si j’avais su, maintenant je sais, je n’aurai pas peur la
prochaine fois. Qu’est-ce que Clara doit penser de moi. J’ai cru que j’étais
malade, très malade.
L’autre jour, j’ai décroché le portrait du mur et je l’ai porté à la
lumière de la persienne, j’ai trouvé que les yeux de la dame étaient tristes,
si on regarde bien : un de ses yeux est triste, le droit, il y a un trait qui
assombrit l’orbite sous le sourcil et l’œil est triste, je me demande si c’est
un trait de crayon manqué, une maladresse, ou si la dame était vraiment comme
ça, avec un œil qui rit et un œil qui pleure. Elle a un beau visage clair et
fin, très gai, mais en regardant bien on voit que ce n’est pas vrai. Qui
était-ce ? La mère d’Oncle Gidéon. C’est difficile d’imaginer qu’une jeune
femme ait pu être la maman d’Oncle Gidéon. C’est un grand homme qui sent fort.
Je trouve qu’il sent bon, mais il sent fort. L’odeur de mon papa était très
fine.
Clara sent le poivre brun quand elle soulève son bras, si je suis tout
près d’elle, ça pique. Laura sent le chèvrefeuille, Mademoiselle la rose fanée,
Ada le lait et le miel, Sarah… Sarah sent bon.
La maison de Laura
¨¨¨
Ruth
Caleb et moi sommes mariés. Nous avons de jeunes enfants et nous vivons
loin de la grande maison. Nous en avons des échos, par le monde, par les cartes
de vœux, et quelques visites de loin en loin.
Ada va devenir une adorable jeune fille, tout le monde
s’accorde à lui prédire une grande beauté en lui caressant la joue. Elle a
l’élégance et la droiture des tulipes, le charme et le piquant des roses. Elle
est là, près de moi, et j’en suis heureuse. Ça me fait chaud au cœur de la
regarder grandir, autant que de voir mes propres enfants. Le velouté de sa peau
est celui des fleurs, et c’est un plaisir de la voir devenir si jolie. J’en
suis fière.
J’aimerais que ma présence, à un moment, ait pu faire
ce plaisir à quelqu'un
Dans le grand salon fermé, sous la poussière dorée d’un rai de soleil,
je suis accroupie sous le portrait de la dame, somnolente, je caresse le bois
sale et tendre du parquet, je regarde voleter les feuillets fanés jusqu’à mes
pieds. J’aime rêver, et rêver aux autres. Les feuillets sont jaunis, abîmés,
ils sont rangés sagement, un à un, à la pointe de mes souliers. L’écriture est
fine, violette, essuyée par le temps.
Je les ai pris et je suis retournée à la maison.
Quand et comment suis-je tombée
amoureuse de Caleb? Un jour où il y avait dans ses cheveux un reflet d’or que
je n’avais jamais vu auparavant. Nous étions assis en pique-nique sur le plage,
j’allais avoir seize ans, et tout à coup, entre deux bouchées de poulet grillé,
là, à l’instant, je vis dans ses cheveux le reflet que faisait le soleil. Une
envie folle de plonger mes mains dedans m'a saisie, dans ses cheveux soyeux et
doux. J’ai senti mes joues rosir, je suis restée figée à le contempler, le morceau
de poulet à portée de ma bouche, je devais avoir l’air idiot mais je ne voyais
plus que le front de Caleb, la ligne droite de son nez, son air de franche
gaieté, ses épaules larges, il riait, j’ai regardé ses mains, la naissance de
ses poignets, je me suis souvenue de la peau de ses bras sous la manche relevée
lorsqu’il jouait au tennis, et je fondais du désir d’être dans ses bras, qu’il
me tienne contre lui, serrée, je voulais respirer le parfum de sa peau,
caresser de mes lèvres le duvet blond, l’embrasser, l’embrasser encore. J’ai vu
l’iris de ses yeux, transparent de profil, et il m’a regardée. J’étais
amoureuse. Et le pauvre garçon qui avait voulu être mon cavalier n’arrivait
plus à me faire tourner la tête de son côté.
Je suis revenue de la plage complètement étourdie,
Mademoiselle disait : voyez comme l’air marin fait du bien à notre Ruth.
C’était délicieux.
Je ne savais pas grand-chose des jeunes hommes, sauf
que depuis peu certains se donnaient la peine de me faire la cour, et cela me
faisait bien rire.
Je m’étais laissé embrasser une fois par l’un d’entre
eux, sous un arbre dans le parc. J’avais aimé sa bouche sur la mienne, la
chaleur qui m’avait envahie. Je m’étais dit que ce serait bon d’amoureuse pour
de vrai.
J’avais trouvé Laura tellement belle, je n’arrivais pas à croire qu’à
moi aussi on s’adressât maintenant comme à elle.
Caleb avait d’abord été pour moi le garçon qui habitait la grande
maison, c’est tout. J’étais encore enfant à mon arrivée, il y avait dans cette
maison un certain nombre de personnes que je ne connaissais pas. On m’avait dit
que Caleb était le petit frère d’Oncle Gidéon, je les trouvai tellement
dissemblables que je n’accordai aucune attention à ce fait. Et puis Caleb était
un jeune homme et je le savais amoureux. De Laura. J’étais, moi, une petite
fille, et très curieuse ! Il aimait Laura à la folie, me sembla-t-il. Et Laura,
qui avait été très malade peu après mon arrivée, se mit à l’aimer aussi. Laura
avait été tant et tant malade que nous l’avons crue morte plus d’une fois. Elle
s’est relevée.
J’étais une enfant solitaire. Je n’avais pas chez mes
parents été entourée de tant de monde. Je n’avais pas eu l’occasion d’apprendre
à reconnaître la présence de l’attention d’autrui, je les confondis. Comme je
m’échappais souvent dans le parc, on me trouva solitaire. Je cultivai ce trait
de caractère qui déguisait si bien la solitude qui emprisonnait mes jours.
La convalescence de Laura changea un peu les choses.
Il semblait que je fusse la seule personne qu’elle supportât, et même avec
plaisir disait-elle. J’en profitai, et je savourai toute la douceur de cette
distinction.
Tout m’intéressait dans cette maison. J’aimais Sarah,
si bonne et si douce. J’appris à connaître Mademoiselle. Comme elle m’amusait,
elle ne se rendait absolument pas compte à quel point sa frivolité était
futile. J’attendais toujours que Clara se penche sur moi comme une fée.
J’étais, je crois, désemparée, et l’absence de ma mère… Mais je n’ai pas envie
de parler de mes parents, ils m’ont manqué, c’est assez. J’attendais tout de
Clara. Clara fut bonne pour moi, je ne suis pas sûre qu’elle ressentît jamais
ma présence autrement que comme un devoir dont elle s’acquittait avec vigilance
et une forme d'attention, parce qu’elle s’y était engagée vis-à-vis de la
famille de son mari.
Lorsque, maintenant, je repense à cette période de ma vie, un sentiment
d’irréalité m’envahit. Toutes ces années entre des fantômes. J’étais si près
des gens, je les regardais vivre, je les humais, je les palpais, et toujours je
n’ai pu en saisir que l’essence charnelle, toujours leur âme m’échappait. Sauf
Ada, parce qu’Ada était à l’âge où c’est d’abord l’âme qui jaillit, jamais il
n’y a dans une vie plus pur instant où l’âme respire librement que chez un tout
petit enfant. Depuis, tant de choses ont changé, se sont façonnées jour à jour.
Je suis donc mariée à Caleb. Ada vit avec nous. Sarah est repartie chez elle.
Clara continue d’administrer la grande maison. Oncle Gidéon boit, mais il porte
encore beau. Laura et Mademoiselle sont en France, elles vivent sur la Côte
d’Azur. Elles y croisent de temps en temps ma mère qui n’est jamais revenue.
Si, plus particulièrement, je pense à ma mère, un grand froid me pénètre
le cœur. Elle vit là-bas, loin de moi, elle ne saura jamais rien de moi, un
océan nous sépare. J’ai aimé Clara, beaucoup, j’avais tant besoin qu’on m’aime.
J’ai passionnément aimé ma mère, et je l’aime encore, je l’aimerai toujours,
mais il y a la vie et les choses qu’on ne peut dire et qui nous séparent. C’est
ainsi, et c’est peut-être cela le plus poignant, c’est ainsi et l’on n’y peut
rien.
Il a fallu vivre toutes ces années et la mort de mon
père, ce que je sais de lui et que je tairai, sa souffrance et sa vie.
L’absence de ma mère. Peut-être ne pouvait-elle vivre
ici, avec nous. Peut-être était-ce trop lourd. Il y a des fleurs qui ne peuvent
porter le fruit, c’est qu’elles sont plus délicates, tendres, blessées. Je l’ai
attendue, attendue longtemps, ses lettres étaient parfumées, elles voulaient
être gaies, affectueuses. En vérité elles l’étaient, de cette vérité factice à
laquelle on se force à croire, en dépit de tout. Comme les enfants, lorsqu’ils
découvrent le mensonge de leurs parents, et qu’ils s’obstinent, encore un
instant, à croire pour de vrai au Père Noël.
Aujourd’hui, les enfants ont été particulièrement fatigants. Ada a dû
déployer des trésors d’imagination pour maintenir un semblant de paix.
Mais moi, ils m’ont épuisée !
Caleb est rentré à la maison très fatigué, lui aussi. Il a sur le front
un pli que j’essaie d’effacer avec mes doigts. A quel point j’aime qu’il ait
besoin de moi, que la fatigue me l’amène, énervé et malheureux, jusque dans mes
bras. J’aime le chérir et l’adorer. Même ma propre fatigue, sa lourdeur dans
mes bras, sur mes épaules et mes seins, me servent à le caresser de tout mon
corps. Et comme, ensuite, notre sommeil est mêlé et profond.
Lorsque je suis tombée amoureuse de Caleb, en fait, je ne le savais pas.
Entendez-moi bien, j’étais amoureuse, je tremblais de joie et de peur rien qu’à
son passage, moi qui avait cru si bien le connaître. Ce que je ne savais pas,
c’est que, amoureuse, je le deviendrais encore, et encore, à chacun de ses
passages, que chaque jour mon désir de lui se nourrirait à nouveau, de
lui-même.
Je ne connais rien de plus délicieux que d’aimer. Ça
m’apaise et ça me comble Je ne vivrais pas sans les tourments que ça me cause.
Et même ne rien attendre de lui me comblerait encore si chaque jour je peux le
contempler, près de moi, à portée de ma main, de ma bouche.
C’est ce dont je rêve… Je ne pourrais peut-être pas me
résoudre seulement à cela…
Imaginez-vous qu’il soit possible d’aimer un être et
ne rien attendre de lui ? Ne serait-ce que sa présence… Cela ressemblerait à la
mort…
Caleb, un jour, m’a parlé de Laura. Il ne m’en a parlé
que ce jour-là. Il me dit l’avoir beaucoup aimée. Et puis à force de l’aimer,
il se serait aperçu qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle ne l’aimerait jamais. Elle
aimait qu’il l’aime. Petit à petit, et difficilement, il l’avait convaincue de
son amour. En fait, m’a-t-il dit, il n’avait réussi qu’à la convaincre d’aimer
l’amour qu’il avait pour elle. Et un jour, lui, se serait rendu compte de cela,
qu’il ne serait jamais que le miroir dans lequel elle contemplerait l’amour
qu’on avait d’elle. Son espoir qu’elle s’éveille à lui avait été une chimère.
Je ne sais précisément redire les mots, retraduire ces choses intimes,
subtiles, qu’il m’a évoquées, mais il me semble avoir compris qu’il avait gardé
de cet amour, et de son espoir, un sentiment de mort. Un espoir d’amour, sans
espoir. Comme s’il avait, lui, aimé un amour mort. Il avait fallu tout ce temps
pour que cela s’accomplisse. Son amour aurait été un long adieu.
A cette époque, il quitta sa maison. Il n’attendait
plus rien d’elle, il la laissait à sa peine, car elle en eut beaucoup. Parce
qu’il la quittait, disait-elle. Caleb pensait que c’était seulement de n’avoir
pu l’aimer.
Moi, je trouve que c’est encore pire !
Laura est devenue ensuite plus belle, plus élégante. Elle savait
recevoir merveilleusement, et secondait Clara avec beaucoup de grâce. Personne
ne comprit pourquoi elle ne choisit jamais d’amoureux parmi la cour de jeunes
gens qui s’empressaient, et personne ne comprit qu’elle partît en voyage et ne
nous envoyât désormais plus que quelques cartes postales de ses étapes, jusqu’à
son établissement à Nice. Oncle Gidéon payait toutes les factures qui venaient
d’Europe. Mais j’ai bien reconnu moi, là, son empêchement à nous aimer.
Laura est un de ces êtres de parure, délicieux, que
nous adorons. Comme les idoles, il ne faut pas les toucher, ils pourraient se
ternir, ou se briser sous les souffrances de l’humain. D’ailleurs, quelles
brisures n’y a-t-il pas sous cette parure ?
C’est bien plus tard que je découvris le reflet d’or dans les cheveux ce
Caleb. Il nous était revenu, détendu et souriant, il avait étudié dans une
autre ville, et il choisit de travailler dans le cabinet d’un avocat connu,
plutôt que dans l’affaire d’Oncle Gidéon. Celui-ci prit très mal la chose, mais
il apparut qu’il n’avait aucun pouvoir sur Caleb.
Petit à petit Caleb prit l’habitude de venir se
joindre au groupe de jeunes gens qui continuaient à fréquenter la maison,
lorsque son emploi du temps le permettait. Il gardait cependant, vis-à-vis de
chaque personne de la famille, une réserve affectueuse mais précise.
Il me semble avoir tant oublié de la vie dans la grande maison, et
pourtant c’est comme les cavernes, on marche sur la terre ferme, elle est
craquelée par la sécheresse, on voit quelques crevasses, et qu’en savons-nous,
peut-être que si nous écartions les bords de ces crevasses découvririons-nous
des abîmes. J’ai tout à coup des frissons à penser que je peux ainsi marcher
au-dessus du vide. La délicatesse de Laura, l’urbanité de Clara, même la
gentillesse affectueuse de Mademoiselle, qu’est-ce que ça m’apprend de leur vie
? Et de la mienne ? Tout cela était d’une politesse exquise, certainement
utile, comme les faïences blanches tournées, au galbe plein, raffiné, dépourvu
de tout angle vif. Dans les cuisines, après quelque usage, il n’est pas de ces
faïences qui ne révèlent de vilaines rayures sur leur chair opaque.
Que caches-tu dans ton tablier ? M’avait demandé Mademoiselle alors que
je montais l’escalier en courant. Elle ne souffrait guère qu’on lui résiste. Et
c’était jour de grande lessive. Jour de fouille, afin de faire rendre grâce à
chaque tissu susceptible d’être lessivé, noyé, battu, et trempé jusqu’à
l’étranglement final de toute ombre de saleté. J’eus le temps d’extraire
lestement les feuillets de la poche avant de jeter le tablier par-dessus la
rampe de l’escalier.
Les ai-je touchés, caressés, ces feuillets,
longuement, doucement, apeurée d’en effacer la trace, les ai-je longuement
touchés, sans les lire, des journées entières à rêver dessus sans les lire.
Il y a dans le tiroir de ma chambre des feuillets
vieux et jaunes, à l'encre violette que j'ai trouvés dans le grand salon et
dont je ne sais rien.
L’annonce de mon mariage avec Caleb a été accueillie avec une tolérance
appuyée de fraîcheur. On ne nous a pas fait obstacle. Clara m’a félicitée, elle
m’a embrassée en me souhaitant beaucoup de bonheur. Mais je sentais bien que
cela ne la rendait pas heureuse. C’est seulement quelques jours avant la
cérémonie qu’elle m’a prise discrètement dans ses bras (avait-elle les yeux
humides ?), elle m’a glissé dans un souffle qu’elle m’aimait bien et que
j’allais lui manquer. J’ai cru rêver. Si son parfum n’était resté dans la
pièce, j’aurais pensé l’avoir imaginée.
Pendant les jours de la fête, Clara a tout organisé et
présidé avec son habituelle grâce altière.
Pourquoi avons-nous emmené Ada avec nous ? C’est une question que je me
pose parfois. J’ai tendance à répondre, avec une certaine facilité, parce que
nous l’aimions. Mais nous étions jeunes mariés, peut-être aurions-nous pu
préférer rester seuls dans notre nouvelle maison. Et du coup, elle a quitté ses
parents. Clara lui envoie quelques jouets et des boîtes de chocolats. Ada n’a
plus l’âge de ces jouets. Elle vient aussi la voir, toujours à l’improviste,
par une journée ordinaire alors qu’elle n’est pas présente à ses anniversaires.
Elle la regarde évoluer dans la maison, silencieusement, elle regarde mes
enfants, elle sourit alors, jamais lorsque ses yeux sont posés sur sa fille. Il
me semble parfois entendre son cœur battre, son corps vibrer. C’est sûrement
mon imagination.
S’il nous arrive de croiser Oncle Gidéon, il nous
demande si la petite va bien, s’en déclare satisfait. Lui ne cherche jamais à
la voir. Il n’est jamais venu chez nous.
Les visites de Clara sont pour moi une épreuve que je redoute et que
j’attends. Je goûte infiniment sa présence. J’espère toujours que son visage
fin, un jour, se plissera dans un rire ou dans les larmes, mais que je le
verrai, une fois, se départir de cette bienséance, du savoir-vivre qu’elle
manifeste en toute circonstance et qui la rend inhumaine. Cela n’arrive pas,
elle conserve son sourire affectueux, son amabilité de bon ton, l’après-midi se
déroule sans surprise. Elle évite de rencontrer Caleb. Lorsqu’elle repart et
qu’elle se penche sur ma joue pour m’embrasser, je sens un regret m’étreindre
comme s’il émanait d’elle, de sa peau.
Il m’a semblé, dès sa naissance, qu’Ada était abandonnée. Et il m’a
toujours semblé qu’en quittant la grande maison j’allais la laisser dans un
orphelinat. En la laissant seule avec ses parents, chez eux, j’avais le
sentiment de l’abandonner. Même Sarah, un jour, allait devoir l’abandonner.
Quel étrange sentiment et pénible, ne trouvez-vous pas ? Il reste pour moi
inexpliqué et inexplicable. Ada allait rester avec ses parents que j’estime et
que je respecte, dans la grande maison, et je ne pouvais en supporter l’idée au
point de pleurer dans mon lit, le soir. N’est-ce pas étrange ? Étrange aussi
que tout le monde s’y soit prêté, car enfin, lorsque j’ai pris mon courage à
deux mains et que je proposai d’emmener Ada avec moi, personne ne s’y est
opposé, personne n’a même discuté l’idée, ni ses parents, ni Caleb. Il n’a posé
aucune question, n’a mis aucune condition, aucune restriction à ce qu’elle vive
avec nous, et cela dès les premiers jours de notre mariage. Il s’en est tout de
suite occupé, comme plus tard de nos propres enfants, et contrairement à Oncle
Gidéon.
La matin du mariage, j’ai reçu une lettre de Laura
avec les souhaits habituels, et un petit mot de Mademoiselle me disant plein de
jolies choses qui m’ont gentiment habillé le cœur. Elle pensait à moi et à mon
mariage avec émotion. Je me souviens très bien de cette époque où j’avais eu
très peur qu’elle ne nous quitte. Peut-être avais-je peur de perdre le seul
lien qui me rattachait à l’étrangeté réelle d’être dans cette maison. Elle
aussi me paraissait un tout petit peu déplacée. Si d’imprévisibles (et
tragiques ?) évènements n’avaient pour chacune bouleversé notre vie, il est
vraisemblable que ni l’une ni l’autre n’aurions vécu ensemble dans cette
maison. Mais je ne sais rien de sa vie, tout d’elle m’est resté secret.
Quels déserts avons-nous traversés, Caleb et moi, pour nous aimer ainsi
? Je connais le mien, mais le sien ? Parfois je nous regarde et je me dis que
nous avons déjà en commun quelques flétrissures au coin des yeux, quelques
absences, une sollicitude que nous partageons, et cette chose étrange, le
pressentiment des douleurs de l’autre qui nous fait rester sur le seuil de la
chambre alors que notre désir le plus vif est pourtant de l’y rejoindre. Le
sentiment d’une solitude nécessaire pour l’autre, qui nous empoisonnerait
ensemble si nous ne la respections pas.
Il me semble n’avoir aimé personne avant lui.
Et je sais que c’est faux.
J’ai au cœur l’amertume d’un sentiment proche qui
m’aurait frôlé et que j’aurais manqué. Parfois une douleur plus vive, comme un
petit rhumatisme aigu, me dit que peut-être sans le savoir j’ai aimé toute ma
vie, chèrement.
Nous avons un voisin, un voisin charmant.
Un vieil homme. Nous avons fait connaissance petit à petit, à force de nous
croiser. Sa maison est à l’angle de la rue. Elle est toute petite et ne
bénéficie pas d’une façade sur la plage comme la nôtre. Aussi vient-il nous
voir régulièrement, de préférence les jours de soleil, et l’après-midi. Il
remonte la dune en soufflant et pousse la barrière de bois du petit jardin. Il
s’installe dans le salon de verre, la mer et le ciel y sont si proches. Il aime
fumer sa pipe tranquillement assis dans un fauteuil d’osier. Au début il venait
m’aider, me donner des conseils à propos du jardin, et puis très vite ce fut
pour se reposer, goûter mon thé, voir plus aisément le soleil sur la mer dans
la douceur de la verrière, et même sans autre prétexte. Les enfants l’appellent
le Monsieur de la plage.
C’est un monsieur qui s’introduit dans la vie des autres sans aucune gêne, et avec beaucoup de grâce. En fait, il vient maintenant tous les jours. Si je ne suis pas là, Mary, notre bonne, l’installe avec une tasse.
C’est un monsieur qui s’introduit dans la vie des autres sans aucune gêne, et avec beaucoup de grâce. En fait, il vient maintenant tous les jours. Si je ne suis pas là, Mary, notre bonne, l’installe avec une tasse.
Il reste parfois de longs moments en contemplation
devant le pastel accroché au mur. C’est un délicat portrait de jeune femme que
j’ai tenu à emporter avec moi après mon mariage. Je l’avais trouvé, enfant,
dans une pièce verrouillée de la grande maison, avec quelques feuillets
vieillis coincés à l’arrière du cadre de bois blanc. Je l’ai rangé le jour de
mes noces dans une malle, sur la robe de mes épousailles, comme un trésor.
J’appris, l’année passée, que Clara avait remis à
l’honneur le vieux salon fermé, qu’elle se débarrassait de l’ancien mobilier et
de toute la décoration J’ai été heureuse d’avoir sauvé le pastel.
Mon Dieu, mon Dieu, je n’ai rien dit, j’ai menti, je n’ai rien dit de ce
qui se passe réellement, ce n’est pas vrai tout ça, que le ciel soit bleu et
lisse, que nous n’ayons que des soucis quotidiens, je suis si malheureuse,
alors je mens, je mens tout le temps, aux autres, à moi-même, je suis si
inquiète, j’ai si peur, je ne veux plus le savoir moi-même, et maintenant ce
n’est même plus le temps de l’inquiétude ni de la peur, c’est le temps de la
folle angoisse.
Il y a la guerre en Europe.
Depuis trois ans. Et les Etats-Unis sont entrés en
guerre eux aussi.
Et moi je refais la plage devant notre porte, grain de
sable par grain de sable, juste devant le bout de mon nez, pour ne plus rien
voir d’autre. Tous les jours je fais semblant. Je joue à faire semblant pour
continuer la vie, faire comme si elle n’avait pas dévié de son chemin.
Mais je n’en peux plus. Je ne peux plus mentir ainsi.
Ça ne sert plus à rien. L’angoisse me sert la gorge.
Même la présence amicale de mon cher voisin ne parvient plus à m’apaiser.
Pourtant, à cet instant encore, je voudrais qu’il fût là près de moi, qu’il me
dise que tout cela n’est qu’un rêve, et rien d’autre, rien qu’un vilain rêve.
La plage s’effrite et se dérobe sous mes pas. J’ai peur, j’ai lâchement peur,
sournoisement, bêtement peur, et ça me colle à la peau comme une mauvaise
sueur, ça empoisonne ma vie, le pire c’est que la vie continue à se ressembler,
tout est pareil, il faut s’occuper des enfants, de la table, du linge, des
ravitaillements, j’ai une bonne, Mary, qui m’aide à tout faire, trois enfants,
Ada, et d’autres choses encore à
surveiller, organiser, ça n’est pas rien mais nous n’avons pas de véritable
train de maison et j’en suis satisfaite, je n’ai pas le temps de penser. Et
pourtant, je voudrais pouvoir me consacrer à ma peur, comme si avoir peur une
bonne fois pour toutes, ça allait la faire disparaître, mais au matin, quand je
m’éveille, elle est intacte, présente, collante, un vieil oripeau qui m’attend
au pied de mon lit et me saute dessus à la première conscience. C’est une
sourde inquiétude qui prend toute son ampleur dans une pointe de méchante sueur
et me pique l’âme et le ventre, je me sens fondre dans une angoisse sans fond.
Caleb est parti !
Il s’est engagé !
Et la colère me prend. S’il était là, je le battrais.
Un père de trois enfants !
Et moi, il me laisse ! Il me laisse !
Même des enfants il se fiche ! Et moi aussi je m’en
fiche maintenant !
Moi, moi, j’ai besoin de lui, mon Dieu je l’aime.
Mais qu’est-ce qu’il croit ! Que j’ai envie de vivre
sans lui ? Mais je m’en moque ! Je me moque de tout ! Et qu’on ne vienne pas me
dire que la vie continue.
Je vous déchire.
Je vous hais.
Je vous hais ! Mon Dieu, ramenez-le moi ! N’importe
comment, faites n’importe quoi mais ramenez-le moi vivant. Mon Dieu je l’aime,
Caleb je t’aime, si tu savais.
Je suis folle d’angoisse. J’ai giflé John pour rien, parce qu’il avait
cassé un objet, un petit objet dont je n’ai pas besoin et que je trouve laid…
Je suis encore malheureuse de l'avoir fait. Sa petite bouche serrée, et ses
yeux humides... J’ai la bouche sèche et je voudrais dormir, dormir jusqu’à la
fin des temps, il n’y a que ça qui me reposerait.
Voilà donc, depuis trois ans l’Europe est en guerre, et l’Amérique à son
tour est entrée « dans le conflit », lit-on dans les journaux. Que je
ne lis plus. Ils ne peuvent pas me dire où est Caleb, ce qu’il fait, comment il
dort, s’il est en danger, à quelle heure du jour ou de la nuit le danger est le
plus proche, et s'il est blessé, en quel endroit, de quelle façon, s’il est en
train de hurler, une blessure ouverte, les os brisés, s’il perd du sang chaud
dans une terre froide et sale, s’il appelle et que personne ne lui réponde, si
Dieu et les hommes l’ont abandonné, là-bas dans un coin de France que je ne
connais pas et dont je me fous éperdument.
Caleb est parti et j’essaie de n’en rien dire pour que ça ne soit pas
vrai, pour qu’il rentre ce soir comme si de rien n’était, m’embrasse dans le
cou avant de retourner au jardin fermer la barrière que les enfants ont encore
laissée ouverte.
Et je
suis ici, avec mes enfants, à attendre que ça passe, à faire passer le temps en
courbant le dos pour que le malheur n’ait pas prise sur moi. J’essaie de
sourire et je n’y parviens pas. Ma bouche se crispe. Ada vient me caresser la
main, discrètement, et lorsqu’elle sent ma souffrance trop vive elle s’écarte
d’un geste, je pourrais la griffer. J’essaie que les enfants n’en souffrent pas
trop, mais ça toutes les femmes et les mères de soldats le disent. En fait,
nous faisons ce que nous pouvons, et bien maligne celle qui peut dire qu’elle y
réussit, a-t-elle seulement les moyens de s’en rendre compte ? J’essaie, je
fais ce que je peux, et souvent je n’en peux plus, je pleure, il arrive que les
enfants me voient, tant pis, ensuite il me semble que ça va un peu mieux. Ada
leur explique : votre maman pleure parce que votre papa est à la guerre, elle a
de la peine, mais alors pourquoi il est parti demande la petite si ça fait de
la peine à Maman, parce qu’il a pensé qu’il le devait, notre pays est en guerre
contre l’Allemagne et les hommes sont partis pour sauver la France et l’Europe.
Les garçons se taisent, mais quand ils sont seuls eux aussi jouent à la guerre.
Ils pleurent aussi parfois le soir, sans vouloir dire
pourquoi, et je me sens impuissante à les soulager.
J’ai cru pouvoir m’illusionner en racontant des histoires, en rêvant au
passé, mais la vie me saute à la figure et je ne peux plus rêver ainsi à
n’importe quoi.
Au début du conflit en France, Laura s’est réfugiée en Suisse avec
Mademoiselle. Elle ne voulait pas rester sur un territoire où des hommes
allaient mourir. La pensée était noble. Est-ce que ça a empêché les hommes de
mourir le moment venu ? Et les femmes françaises, avaient-elles le choix ?
Quelle idiotie de riche ! Ça me rend méchante envers elle.
Ma mère, je ne sais où elle est. Laura ne l’a pas revue. Il me semble
qu’elle soit restée dans le sud du pays, elle ne voulait apparemment plus
quitter Nice.
Lorsque nous sommes nous aussi entrés en guerre, Laura
nous a dépêché Mademoiselle par cargo voyageur depuis un port italien, avant de
s’engager comme infirmière. Mademoiselle ne sait si elle est près du front ou
dans un hôpital de l’arrière. Je lui pardonne d’être d’abord partie en Suisse.
Nous avons reçu une lettre d’elle disant que c’était horrible et qu’elle devait
rester.
Caleb, mon Caleb, où es-tu ? Déjà trois mois sans
nouvelle de toi.
Mademoiselle nous est revenue, flétrie comme une petite pomme, douce et
flétrie, ses yeux sont presque blancs et sa peau est plus fine, rose et
parcheminée. Elle vit en ce moment chez Clara. Elle vient me voir souvent, elle
a pleuré en apprenant que Caleb était parti et elle ne m'a dit : je suppose
qu'en son for intérieur il ne pouvait faire autrement. Elle a bien dit : for
intérieur, en français ! Oh comme je lui en veux d'avoir eu ce
"for-là" dans son cœur !
Voilà, c'est la situation telle qu'elle est, méchante et laide.
J'attends que la guerre finisse. Notre voisin vient chaque jour. Il amène son
chien et les enfants vont jouer avec l'animal sur la plage.
Lui reste près de moi. Il me regarde sans rien dire.
Il bourre sa pipe et ne l'allume que lorsqu'il est installé dans le salon de
verre. Son manteau est avachi. Je remarque ses doigts jaunis par le tabac, ses
cheveux sont d'un blanc douteux, légèrement graisseux. Est-il toujours comme
ça, ou est-ce moi qui le remarque aujourd'hui ?
J'ai toutes les peines du monde à supporter son
regard. Il est si bon, si doux, et attentif. Il sait combien je souffre, et je
souffre d'autant plus que je le vois dans ses yeux, dans toute la gentillesse
qu'il a pour moi. Alors comme s'il comprenait, parce qu'il veut m'aider à
respirer, à sortir de cette souffrance un temps pour qu'au moins je puisse la
vivre, il se met à parler des plantations, du jardin, il ne me regarde presque
plus, il farfouille dans les pots, touche à ma broderie avec ses mains salies,
et avant de partir il me laisse la recette d'une tisane excellente pour les
rhumatismes de Mademoiselle (ils ont à peu près le même âge). Je lui en suis
infiniment reconnaissante.
A-t-il fait des guerres ? Sur quel continent ? Comme
il a l'air triste parfois, et fatigué par la sollicitude qu'il est venu me
porter. Peut-être est-ce l'écho de ses propres guerres ?
Qui s'occupe de lui ?
Mais pourquoi Caleb est-il parti ? Qu'avait-il à y faire ? Avait-il
quelque chose à montrer ? A se montrer ?
C'est ainsi les hommes ?
Ces questions me sont venues après, bien après, lorsque j'ai eu le temps
de mettre de l'ordre dans mes pensées, de les ranger de façon à ce que ça me
fasse moins mal. A ce moment-là, ah ! à ce moment-là, lorsqu'on arrive à
maîtriser ces questions, qu'est-ce qu'on devient intelligent ! Comme tout à
coup on trouve de jolies raisons à tous ces actes fous, de bonnes, saines,
honorables raisons ! Mais ce n'est pas ça, pas ça du tout que j'ai d'abord
pensé, non, j'ai d'abord pensé (pensé un mot bien calme pour exprimer encore ce
que je ressens parfois), il me quitte, il part, il s'en va, pourquoi me quitte-t-il,
que lui ai-je fait ? Il ne m'aime plus, il ne m'aime donc pas ! Il ne va pas me
laisser, il voit bien que l'idée seule me rend malade, non, il m'aime trop pour
ça, mon Dieu, qu'ai-je fait pour lui déplaire, qu'ai-je fait pour qu'il ne
m'aime plus, pour qu'il veuille partir aussi loin de moi, être blessé, se faire
tuer, s'il m'avait quittée pour une autre femme, mais pour aller se faire
tuer... Et ces nuits, ces dernières nuits auprès de lui, alors que nous nous
farcissions la tête de nobles pensées : devoir, humanité, tout ce fatras,
j'étais glacée, je ne voulais pas qu'il me touche, je lui disais que j'aurais
trop de désespoir à l'attendre ensuite, que j'allais perdre mon courage à faire
l'amour ces dernières fois avec lui, et je l'ai laissé partir ainsi, sans
l'aumône d'une moindre caresse, sans l'abri de mon corps, comme un chien,
c'était ma vengeance, ma fureur, celle que je n'osais pas lui montrer, celle
que je n'avais pas moi-même la force d'admettre. Pourquoi lui aurais-je fait ce
plaisir, une dernière fois, comment aurais-je pu me donner ce plaisir ?
J'aurais tellement voulu l'aimer moins, lui. Il me quittait et il aurait fallu
qu'on se donne une dernière caresse, comme s'il partait au bureau ? Non, je ne
savais pas pourquoi il me quittait. Il n'y était pas obligé. Je ne le sais
toujours pas. Maintenant je veux bien penser qu'il m'aime, j'espère, je sais,
je crois qu'il m'aime toujours, que ce n'est pas à cause de moi qu'il est
parti. Mais à cette époque-là, juste avant son départ, ah non ! Ça ! Je ne
voulais rien savoir ! J'étais trop stupéfaite.
L'impression d'avoir été prise dans une mauvaise
farce. Depuis des mois nous en parlions, comme nos voisins, comme tout le monde
en avait parlé, de cette guerre, du départ possible, de la décision à prendre,
de l'impérieuse victoire, nous en avions parlé ensemble, tous les deux, nous
avions raisonnablement prévu l'éventualité, nous avions même prévu que nous
serions courageux, quelle que fût notre faiblesse. Nous avions décidé ensemble
qu'il partirait.
Mais qu'il le fasse, ça non ! Jamais ! Jamais je ne
l'ai voulu !
Mais j'étais bête et je ne le savais pas encore.
Caleb, je te hais, je te hais de m'avoir laissée
seule. Je te hais de n'avoir pas compris que, de toutes mes forces, je ne le
voulais pas. Je te hais de m'avoir laissée seule sans ton amour tout contre mon
cœur.
Je ne pouvais pas savoir qu'il me faudrait tout ce temps, et que cela se
fasse, pour devenir moins bête. Et je me hais de ne pas l'avoir su.
Gidéon aussi s'est engagé. Il vient de partir. Clara est venue à la
maison. Je l'ai vue pleurer, trépigner, crier. Tout ce qu'ils avaient construit
si patiemment, et à quel prix, détruire tout cela et partir, à son âge,
n'était-ce pas du plus haut ridicule ? Qu'espérait-il, faire de lui un héros ?
Mais qui y croirait ? Pas elle, en tout cas ! De quel droit faisait-il cela ?
Elle avait tout enduré de lui, tout supporté, même ses colères n'avaient rien
changé, elle avait supporté, accepté le pire, et maintenant il lui faisait
cela. Et bien elle serait, s'il le fallait, la veuve la plus digne de l'Etat.
Mademoiselle ne pipait mot sous sa voilette, et moi j'étais sidérée. Clara
aussi violente et passionnée que moi, les mêmes phrases dans sa bouche
révoltée. Pour le coup, elle savait se départir de sa légendaire maîtrise. Et
moi qui les croyais séparés, réunis seulement devant le monde. Elle avait une
telle froideur à son égard, du mépris, distant, jamais je n'aurais imaginé
cette fureur qui ressemble tant à la passion. Il me semblait que, à part moi et
les jeunes femmes de mon âge, il n'y avait plus de femme qui éprouvât d'aussi
puissants sentiments pour un homme. J'ai même ressenti un sentiment de gêne.
Tu vois, Caleb, il y a tant de choses que je ne sais
pas encore.
Toi non plus, Caleb, tu ne sais pas pourquoi tu es parti. Rien ne t'y
obligeait, surtout pas ta position, c'était même folie considéré de ce point de
vue. De quoi as-tu eu besoin ? Dis-moi, pourrons nous le savoir après tout ceci
? Voudras-tu bien, mon tendre, me le dire ?
Gidéon, à bien y regarder, avait une telle moue de dégoût s'il lui
arrivait de se considérer... Du moins j'ai ressenti cela il y a beau temps,
lorsque j'étais enfant. Je ne sais pourquoi mais sous ses airs fiers et
gentils, il m'a toujours paru écœuré de lui-même, déçu, profondément déçu, et
triste. Et il ne semble pas que Clara lui ait été d'aucun secours. Cet homme a
toujours été seul, très seul. Je n'en sais pas la raison, mais je n'ai jamais
cru à ses gaietés, ni à sa bonté. Tout lui souriait dans la vie, sa naissance,
la fortune, et la réussite qu'il en fit, il avait la plus jolie femme de la
ville, la plus choyée et la plus respectée, il semblait l'aimer. Peut-être ne
le lui avait-elle jamais rendu... C'est ce qui paraissait, mais que peut-on
savoir des apparences ? Et puis cette explosion de sentiments, l'autre jour,
qui ressemblait à l'amour... avec tant de haine, et quelle rancœur !
Comme me voilà faite ! Et moi, ne l'ai-je pas agoni
d'injures mon Caleb, que je juge Clara en si peu de mots ?
Mademoiselle regarde tout ça, muette, avec
une espèce de recul dans les yeux. Elle doit en savoir plus long que moi, mais
celle-ci, même sous la torture elle ne parlerait pas d'autrui.
Dans un dernier éclat de fureur, Clara nous quitta cet après-midi-là, me
laissant Mademoiselle et ses bagages pour "m'aider".
Lorsque j'eus fermé la porte, je vis Ada assise sur la
plus haute marche l'escalier. Son regard était froid, son visage impassible. A
ce moment, je n'aurais pas voulu être sa mère. C'est terrible le regard d'un
enfant sur ses parents lorsqu'il les juge.
Nous nous sommes réchauffées, Mademoiselle et moi, devant le feu du
salon, l'hiver approche. Les enfants se sont montrés très calmes. Ada les a
couchés et s'est mise elle-même au lit très tôt. Mademoiselle devait
s'installer dans la chambre d'ami. Juste avant qu'elle ne se retire, elle m'a
pris les mains sans rien dire, elle regardait ailleurs, ses mains à elles sont
fripées, toutes petites et toutes fripées. Elle a l'air si vieux maintenant.
Elle a chuchoté tout à coup que je n'avais pas à m'en faire, Caleb m'aimait
trop pour risquer sa vie inutilement, le pauvre Gidéon n'avait pas ce
soutien-là. Elle était heureuse de venir habiter chez moi mais elle pensait
beaucoup à Laura, à ce qu'elle devait endurer là-bas, peut-être tout près du
front.
Hier, nous avons eu du courrier de France. Il y avait une lettre de
Caleb. Elle est par endroit griffonnée de noir, je ne peux pas lire toutes les
lignes, je n'avais pas imaginé cette censure. Ils sont montés en première
ligne, il a été dans toute l'horreur des combats. Il m'aime, il m'aime tant, il
ne cesse de me le dire, il veut m'embrasser, me serrer contre lui, il n'a pas
assez de toutes ses secondes pour penser à moi. Il veut me rassurer, à tout
prix, chaque mot est une caresse qui veut me faire oublier. Et qui me fait
encore plus craindre tout ce qu'il ne dit pas. Je ne peux plus m'arrêter de
pleurer. Et s'il était blessé, s'il souffrait plus que de raison, je sais que
toute souffrance est indigne, mais il me semble qu'il est un seuil au-delà
duquel elle est encore plus indigne, au-delà duquel l'homme n'est plus qu'une
chose asservie, et j'ai si peur que ça lui arrive, je voudrais tant qu'à ce
moment, si ça devait lui arriver, le monde entier soit compassion pour lui
puisque je n'y serai pas. Je ne veux pas penser qu'il puisse avoir à souffrir
mille douleurs, ou une simple blessure, et que je ne serai pas là pour le
secourir, le soigner, empêcher la souffrance de le tordre. J'ai peur de le
perdre, tout le temps peur, à me couper le souffle.
Clara est arrivée avec une lettre de Gidéon. Il n'y est pas très
expansif, il n'est pas encore allé en première ligne, son régiment se prépare,
il dit regretter, il ne dit pas quoi. Clara nous a lu sa lettre, nous ne lui
avions pas demandé. Je n'ai pas lu la mienne, elle a paru surprise, choquée
même. Il ne m'est pas apparu que je devais la lui lire. J'ai simplement donné
de bonnes nouvelles.
Nous avons passé le reste de la soirée ensemble dans
le salon, à nous raconter des histoires qui n'avaient rien à voir avec la
guerre, des cancans de la ville. Ada est restée avec nous. Cette fois, elle
s'est assise tout contre sa mère. Elle était pâlotte et semblait effrayée. Il
est impossible, dans ces moments-là, de la faire parler. Il n'y avait pas un
mot pour elle dans la lettre de son père.
Comme il était tard j'ai proposé à Clara de dormir à
la maison. Elle a fait prévenir chez elle par son chauffeur, et Mademoiselle lui
a offert sa chambre. Mademoiselle a dormi avec moi. Pour la première fois
depuis le départ de Caleb, j'ai eu un sommeil à peu près tranquille.
Mademoiselle a pris ma main, elle a chuchoté ses prières puis elle a éteint la
lumière. De ma vie, je n'avais autant eu besoin de sa présence délicate et
attentionnée.
Elle a fait merveille avec les enfants. Cela donne du
répit à Ada, qui en plus de ses devoirs de collège est sans cesse appelée par
eux. J'essaie comme je peux de faire en sorte qu'ils ne l'accaparent pas trop,
mais elle-même semble rechercher leur compagnie autant qu'eux la sienne.
Mademoiselle a encore rapetissé, elle est toute
petite, comme une toute petite vieille fée, et les enfants sont sous son
charme.
Clara a réussi à m'entraîner là où je ne voulais pas aller : aux
réunions de familles de soldats. Nous y parlons des nouvelles du front. En
fait, comme nous recevons tous les courriers en même temps puisqu'il dépend des
bateaux, nous avons tous à peu près les mêmes nouvelles.
J'ai tant de mal à supporter les autres, leur douleur,
leurs jérémiades, les miennes me suffisent. Lorsque je rentre à la maison, il
me semble rapporter une moisson de malheur. Ce sentiment de réconfort que
disent éprouver ces gens à être ensemble à partager leur inquiétude m'épuise et
m'endolorit encore plus.
Les nuits qui suivent ces soirées sont des enfers sans
fin. A l'aube je ne sais plus que faire, parfois il me faut aller dormir dans
le sable froid sur la plage pour retrouver le goût des baisers qui me manquent.
J'ai décidé de ne plus retourner à ces réunions. Ça
suffit. Je préfère les soirées silencieuses et tranquilles auprès de
Mademoiselle. Elle, au moins, n'essaie pas de me faire croire n'importe quoi,
que les enfants soient un réconfort, que s'occuper les mains occupe l'esprit
(tricotons ensemble pour nos pauvres soldats), que nous sommes bien heureux, en
France les populations sont atteintes si profondément dans leur chair, la
guerre n'est pas sur notre territoire, quelle est l'idiote qui a osé émettre
une telle bêtise ! Dè que l'on est atteint, il n'y a pas de mesure. Je serais
peut-être plus atteinte si les enfants et moi étions en danger directement,
mais en danger nous le sommes, en danger de perdre ce que nous chérissons le
plus, alors serais-je plus malheureuse en France ? Qui peut le savoir ?
L'hiver est bien engagé. Les fêtes de Noël ont eu lieu, mais le cœur n'y
était pas. Je préfère ne pas y penser.
Cette nuit je me suis éveillée. Le drap crissait sous moi. J'étais en
sueur, je sentais le poids du corps de Caleb sur moi. Ce qui m'a fait hurler,
c'est sa caresse en moi qui me soulève le ventre, et son absence.
Clara reste maintenant plusieurs jours de suite. Elle ne décolère
toujours pas. Je reste stupéfaite devant la rage qui m'animait, moi, les
premiers temps du départ de Caleb, et que je vois flamber en elle.
J'ai déchiré Caleb à pleines dents de m'avoir laissée.
L'angoisse-même qu'il pût être en danger était une raison de plus de lui en
vouloir, la preuve qu'il ne m'aimait pas puisqu'il m'infligeait ce souci de sa
vie.
Et mon Dieu, pendant ce temps je ne voulais pas
imaginer que je lui manquais, qu'il souffrait de la guerre, de toutes ces
horreurs qu'elle traîne derrière elle, mais aussi, tout simplement du manque de
moi.
C'est de la rage qui habite Clara. Parfois j'entre dans une pièce où
elle est seule avec Mademoiselle, j'ai juste le temps d'entrevoir sa bouche
pincée avant qu'elle ne baisse les yeux sur son ouvrage, elle hoche la tête en
silence, son air de ne rien vouloir dire en dit encore plus long que ses
explosions de colère.
Mademoiselle garde un silence prudent. Elle a parfois
de rapides regards, consternés, qu'elle essaie vainement de me dérober. Je
n'insiste pas.
Un soir, elle m'a dit en confidence, mon Dieu priez
pour notre Clara, elle souffre tant de ne savoir aimer.
Rien que cela me semble un sacrilège. Pourtant, j'ose
penser qu'elle aime Gidéon autant que j'aime Caleb. Décidément, je n'y
comprends rien.
Mademoiselle guette toujours le courrier avec autant d'attention, et je
sais qu'il ne s'agit ni de Caleb, ni de Gidéon. Mais de Laura. Et là, le
courrier est muet. Mademoiselle est allée un jour, seule, prendre contact avec
la Croix Rouge pour connaître les engagements possibles de Laura. Soit on n'a
pas su lui répondre, soit on ne l'a pas voulu. Elle avait l'air si désemparé,
perdu, en revenant, une petite orpheline très vieille. Je l'ai cajolée sans
trop en avoir l'air, elle a tant de pudeur.
Mais je la sens pétrie de détresse.
Le lendemain, notre voisin est venu présenter ses
respects à Mademoiselle. Ils ne s'étaient encore jamais rencontrés. Il l'a
saluée avec déférence, en déclinant son nom. Il avait un petit air complice qui
m'excluait, une complicité d'âge, maligne, que je ne pouvais partager, et dont
ils voulaient garder le plaisir.
Le soir, Mademoiselle était apaisée. Ils avaient parlé
de la France. J'appris qu'il avait réellement des origines françaises, et
qu'ils avaient ainsi parlé longuement des endroits qu'ils connaissaient tous
les deux.
Peut-être avait-il pu rassurer Mademoiselle, imaginer
avec elle les lieux et les gens qui sauraient abriter Laura.
Il a le don d'arriver exactement au moment où sa
présence fait du bien.
Il a également croisé Clara qui n'a pas semblé trop l'apprécier. Il est
proprement vêtu, me dit-elle sournoisement.
Et lui, quelques jours plus tard, me fit cet aparté :
c'est une dame qui doit beaucoup souffrir, elle n'a pas le don du pardon.
Je n'aime pas qu'on critique Clara, quoique moi je me
permette intimement de penser à son propos. J'ai vivement répondu qu'on ne
savait rien de ce qu'elle avait à pardonner, et si c'était Dieu possible. Je
n'en sais rien moi-même, mais je ne souffre pas qu'on l'accable plus qu'elle ne
le supporte déjà.
Nous avons passé une soirée tout à fait particulière, Mademoiselle,
Clara et moi. Ada était assise au coin de la cheminée, un livre à la main, et
les enfants étaient au lit.
Nous tricotions, Ada n'a pas lu une ligne de son
livre, les yeux rivés sur la même page qu'elle ne s'est même pas donné la peine
de tourner.
Nous tricotions, et je trouvai la scène insolite. Il y
a peu, jamais je n'aurais pensé que nous puissions ainsi être réunies.
Mademoiselle était peut-être sortie de ma vie pour toujours, et les relations
avec Clara n'étaient pas si tissées qu'elles puissent me laisser imaginer un
tel rapprochement.
Nos hommes sont à la guerre, voilà ce qui nous réunit.
Et Mademoiselle nous gouverne, à nouveau, comme deux enfants impatientes,
torturées et insatisfaites. J'imaginai Sarah à cet instant. Je crois qu'elle
aurait été assez aise de voir Clara si faible. Elles ne s'aimaient pas beaucoup
ces deux-là.
Pour autant, et bien qu'elle soit maintenant tous les jours présente,
Clara ne se rapproche pas d'Ada. Ada semble ne rien attendre. Elle reste
immobile le plus souvent, à peine curieuse de savoir si son père est encore en
vie. Elle regarde sa mère comme un chat guette une souris qu'il ne peut
attraper, avec un semblant de détachement et un cruel appétit. C'est si bien
réussi que je m'y tromperais moi-même si je ne la connaissais pas ; et si je ne
savais pas que les plus profonds attachements d'Ada se manifestent par la plus
royale apparence d'indifférence. Il m'est arrivé d'en faire les frais.
Clara me parait tout à fait ignorante de ce qui peut habiter sa fille.
Elle n'est ni insouciante, ni indifférente, mais ignorante. Et c'est surprenant
à quel point cette femme parfois si fine, si intelligente et sensible, se montre
grossière dans le sens où elle ne semble rien ressentir à cet endroit, comme
une bûche taillée dans le bois. Elle considère Ada en belle plante, bien
nourrie, elle en est fière, pense que les besoins de son enfant sont comblés,
et c'est à peu près tout. Le temps est fini où elle s'abîmait dans sa
contemplation, le front soucieux.
Et je n'arrête pas d'être étonnée : comment ces deux
êtres, si liés l'un à l'autre, peuvent-il à ce point être dans l'ignorance l'un
de l'autre ?
Encore l'ignorance n'est-elle pas le fait d'Ada. Elle
reste plutôt dans l'attente, dans l'expectative. Et Clara continue de parler
comme si de rien n'était, comme si les silences d'Ada, ses réticences et ses
retraits, sa passivité étaient les choses les plus naturelles qui soient.
Au-delà des énervements que je ressens envers mes
enfants, de la tendresse viscérale qui me remue le ventre et le cœur, un
attachement quotidien aussi simple et journalier que les soins que je dois leur
apporter ne pourraient permettre que je me fige dans une telle attitude.
J'ai espéré, un moment, que les évènements les
rapprocheraient, comme ils l'avaient fait pour Clara et moi. Je ne suis pas
sûre de ne pas en être un peu responsable. Cela fait si longtemps que j'assure,
moi, le soin pour Ada... Je me sentirais mieux si je les voyais réunies.
Mademoiselle, à qui j'en ai touché un mot, me répondit que c'était ainsi avant
qu'Ada quitte la grande maison, et que l'on ne peut rapprocher deux arbres
plantés de chaque côté d'un verger. L'amour qu'elles ont l'une pour l'autre ne
l'a pas permis, ce que la Grâce ne peut faire...
J'ai maintenant régulièrement des lettres de Caleb. Il est resté
longtemps en première ligne puis il est retourné à l'arrière, est revenu en
première ligne, il a même eu une permission pour visiter Paris. Pendant ces
quelques heures où il ne risquait plus rien, il s'est promené et me dit m'avoir
vue à tous les carrefours de la ville. Sans cesse il pense à moi et aux
enfants, le jour, la nuit, entre les combats, dans le repos. Et à Paris, il a
pris le temps de rêver à nous, à moi. Il s'amuse de sa peur. Comme un petit
démon pervers, il essaie de la réduire à néant. Il n'a encore jamais été
blessé, mon coeur se calme, peut-être va-t-il bientôt me revenir sain et sauf,
et mon Dieu je lui ferai des scènes pour tout, et même de jalousie, qu'il ne
s'avise pas de regarder une autre femme, je le tuerai, et nous en rirons !
(Mon Dieu, le lit est si grand, immensément grand. Si
je m'endors, ses doigts sont sur mon corps, il m'éveille, me caresse, j'adore
ça, je le lui rends bien. Je voudrais être à la première caresse, la première
fois, le premier jour, entre nous secret. Bien après les premiers baisers, ce
premier jour où j'ai senti la caresse de ses doigts, dans mes cheveux, sur mon
ventre, ma chair gonflée et heureuse.)
Parfois la présence de Clara me pèse. Je trouve ses criailleries fatigantes.
Quoiqu'il se soit passé entre Gidéon et elle, je ne trouve plus ses reproches
de saison. Peut-être ma colère contre Caleb s'étant épuisée, je ne supporte
plus celle de Clara. Elle n'a pas l'air de l'aimer et ne cesse cependant de
rager contre lui, qu'il l'a abandonnée après tout ce qu'elle a souffert de lui.
Voyez-vous, il me semble qu'elle radote, qu'elle enroule sans cesse autour de son
doigt une plainte inutile, sincère mais toujours reprise. Peut-être ainsi
s'empêche-t-elle d'en sentir la véritable douleur ? Ca me déplait de trouver
cela mesquin, mais je ne peux m'en empêcher.
C'est difficile, j'ai souvent la langue levée pour lui
dire : je t'en prie, Clara, cesse, ou alors dis-nous vraiment le tourment qui
t'enrage. Je n'arrive plus à croire à ses lamentations, je ne crois pas
qu'elles soient sans fond, mais elle les fait tourner comme une ritournelle
dont elle aurait perdu le sens.
Et puis, elle me distrait de Caleb alors que j'ai
besoin de tout mon être pour l'imaginer. Le temps et la peur me brouillent les
yeux. Je l'imagine jour après jour. Je ferme les paupières et je vois le grain
de sa peau dans le cou que j'embrasse. Je fais avec lui le chemin de toutes les
heures qui passent, je l'aide à venir me rejoindre. Parfois la commissure de
ses lèvres devient floue, je cherche ses lèvres avec mes lèvres jusqu'à ce que
mon baiser le ramène à moi. Une seule chose compte maintenant pour moi, je
l'attends, je l'attends mon Dieu tous les jours. Et je fais tous les jours le
chemin avec lui, j'écarte les balles, je chasse la maladie, le froid ou la
chaleur, le soleil trop fort, et tous les ennuis quotidiens d'un front que je
ne connais pas mais que je recrée sans cesse pour lui, pour écarter tout danger
de son chemin, de son sommeil, de ses rêves.
Je
me sens moi-même malade. Malade de son absence et je me soigne. Je construis
pour lui, jour après jour, un pont sous mes pas pour traverser le vide de son
absence, pour vivre jusqu'à son retour, jusqu'à ses bras qui se refermeront sur
moi, je me sens l'âme talée comme une vieille pomme, je la soigne, je l'entoure
de mille précautions pour aller mieux, pour le rejoindre de l'autre côté du
gouffre de cette guerre.
(Simplement retrouver ses bras tendres autour de moi,
et son amour chaud tout contre mon cœur. Mais comment font les gens qui n'ont
pas cet appui-là ? )
Je prends soin de moi, je ne me tape plus la tête
contre les murs de désespoir. Je me dis qu'il est encore vivant, il n'a pas été
blessé, nous avons de la chance. Je respire doucement, j'apprends à supporter,
je me discipline, je deviens patiente, moi. Qui l'eût cru ? Cela fait sourire
Mademoiselle qui suit mes efforts avec affection, surtout lorsqu'elle me voit
m'appliquer à brosser et natter la lourde chevelure mousseuse d'Ada, elle sait
quel exercice d'infinie patience cela représente pour que n'apparaisse aucune
grimace sur le visage d'Ada. Et Ada se prête gentiment à mes mains, et sourit
aussi. Je me sens au chaud entre elles.
Dans la ville, on me juge mal selon Clara. Je ne fais aucun effort pour
me mêler aux autres, ou si peu. Je n'ai pas aimé mêler mes larmes, mes espoirs,
mes chagrins à ceux des autres. Ce fut très mal apprécié. A quel point je m'en
moque !
La petite demoiselle de la poste m'envie, ou me hait
peut-être. Elle pleure son fiancé, prisonnière derrière son comptoir. Il est
mort en décembre. Je sais tous les avantages de ma position, et le loisir
qu'elle me donne. Seule, la demoiselle de la poste me fait rentrer le cou dans
mes épaules lorsque je prends mon courrier et que je sens son regard sur ma
nuque.
Je ne suis pas heureuse, non, ça je ne le suis pas.
Mais au moins je n'en veux pas au reste de la terre. J'aimerais que Clara
puisse aussi se reposer un peu.
C'est si dur, j'ai toujours aussi peur.
Je quadrille le temps. Mademoiselle, Ada, la bonne,
j'ai de moins en moins de travail. Les enfants ont appris à se passer de moi.
Ils viennent m'embrasser, se faire cajoler entre deux chamailleries, mais ils
évitent soigneusement le salon de verre lorsqu'ils m'y voient sommeiller. Notre
voisin continue de venir, régulièrement. Il fait des réussites avec
Mademoiselle qui apprécie sa présence et sa façon "pointue" de parler
français.
Je brode, et chaque point est une unité du temps qui
passe.
Je vais quelques fois me promener avec les garçons sur la plage. L'autre
jour, alors que je rentrais, j'ai trouvé notre voisin assis dans le salon de
verre avec Clara. En entrant vivement dans la pièce, j'ai vu mourir sur les
lèvres de Clara le prénom de Laura. Etourdiment, j'ai dit : nous avons enfin de
ses nouvelles ? Non, a répondu notre ami, nous parlions, simplement. Je me suis
sentie si maladroite et honteuse lorsque j'ai vu les yeux rougis de Clara. Je
me serais battue. Je crois que c'est à partir de ce jour que Clara a perdu la
voix criarde qu'elle avait depuis le départ de Gidéon. Elle est restée tout le
jour à la maison, dînant jusqu'au soir. Mais elle a voulu retourner chez elle.
Pour la première fois lle est allée embrasser les enfants dans leur lit. Ada
l'a accompagnée jusqu'à sa voiture.
Nous nous sommes couchées très tard ce soir-là,
Mademoiselle et moi. Nous avons parlé longuement, très longuement. Je ne suis
pas sûre d'avoir tout compris. Ni non plus que Mademoiselle elle-même ait été
capable de tout comprendre de ce qui lui était apparu dans la grande maison.
Mais vraiment, si cela était, je n'aurais plus le cœur de me plaindre à propos
de Clara.
Je ne retiens pas tout des souffrances passées, mais il faut bien les accepter. C'est comme des feuillets sans cesse relus, relus parfois jusqu'à l'écœurement. Pour aimer il faut bien se servir de son cœur, un cœur qui a déjà servi. On voudrait ne rien savoir. On voudrait que la lecture ait tant et tant été faite que les feuillets soient effacés, et tout oublié.
Je ne retiens pas tout des souffrances des autres, je
voudrais avoir oublié les miennes, les unes sont dans mon cœur, et il faut
pourtant que les autres m'aient effleurée sans que je m'en sois rendue compte,
sinon je n'aurais pas cette compassion pour Clara que je sens comme une prière
en moi.
La
Nouvelle, la grande Nouvelle est arrivée : il n'y a plus de combat ! La Paix va
être signée ! Les soldats commencent à revenir du Front. Caleb va revenir !
Mon Dieu, je n'y crois pas ! Après tout ce temps... Il
me semble que c'est un étranger, un inconnu qui me revient.
Je tremble à y penser, je suis émue, je pleure, je me
pique les doigts avec l'aiguille à broder dont je n'ai plus besoin pour
discipliner mon impatience.
Il faut attendre. Mon Dieu, nous avons tant besoin de
patience. Il faut encore nous habituer.
Il revient, vivant, sans blessure. Le message m'est
parvenu. Le temps tremble en moi. Je n'ai plus de courage, mes genoux
vacillent. Je ne savais pas que le retour serait à ce point inattendu, moi qui
l'ai prié tous les jours, inattendu et inconnu. Je ne sais plus rien de ce qui
va arriver, seulement ces mots, Caleb revient, qui est-il, comment est-il ?
J'ai tout oublié. Il va falloir tout réapprendre, tout apprendre.
Il faut bien tout ce temps rien que pour m'habituer à
ces quelques mots sans qu'ils me fassent sursauter, trembler ou pleurer. Je
m'applique.
Si tout à coup, l'idée me vient comme ça, au milieu du
flot de pensées qui ne cessent de m'envahir et de me traverser (il faut que je
lui achète des chemises, son linge de corps doit être lavé et tout frais pour
son retour, mon Dieu il doit avoir maigri, je vais habiller les enfants de neuf
; ou encore : il faut que je nettoie son porte-pipe et les pièces de son jeu d'échec,
que je range les livres que j'ai dérangés...), si là, au beau milieu de ces
pensées confuses, cette autre pensée toute simple (il va revenir) me secoue, je
fonds en larmes, je me mords les lèvres, je tremble comme une feuille.
Mademoiselle m'aide beaucoup. Elle s'affaiblit légèrement, elle devient
diaphane. Elle croit que, toute occupée à mon proche bonheur, je ne la vois
pas. Elle m'est trop chère pour que je ne la surveille pas.
Une autre nouvelle est arrivée : Gidéon est mort, le 18 mai. Nous ne le
savons que maintenant. C'est un sergent qui l'a ramené dans les lignes alliées
en le portant sur son dos.
Clara est veuve.
Dès que je l’ai appris, je suis allée dans la grande
maison. Clara était alitée. Je suis montée dans sa chambre. Elle était brûlante
de fièvre.
J'ai tout entendu. Son chagrin et le reste. Le passé.
De ce que Mademoiselle n'avait pas saisi, son
intuition l'en avait avertie. Et moi, je suis restée stupide, ahurie par la
vérité.
Clara, dans mes bras, a fini par s'endormir. Sa
chemise était mouillée de sueur et de larmes. Ses longs cheveux humides collés
en torsades folles tout autour d'elle. Elle était secouée de frissons.
Je suis certaine que tout ce qu'elle a dit est vrai.
Je me suis endormie toute habillée sur le lit, la
serrant dans mes bras, réveillée par des sursauts quand elle essayait
d'échapper vainement au cauchemar de son sommeil.
Et l'éclat de sa douleur faisait briller mon cœur
mouillé de larmes.
A l'aube blanche, j'étais glacée. Mon Dieu, comme la
souffrance est humaine. Et moi, j'ai besoin de Vous pour supporter tout cela.
Toutes ces douleurs anciennes que je ne savais pas, qui se sont révélées à moi
sans que je les appelle.
A l'aube blanche, je brûlais de la chaleur souffrante
de Clara.
Longtemps je l'ai regardée, éveillée ou dans son
sommeil, ma main sur son front, sa tête sur mon sein, son corps roulé en
charpie contre mon ventre, jusqu'à voir le fond de son âme.
Je crois que de ce jour j'ai gardé un peu de fièvre,
en connaissance.
Après nous être si longtemps frottées l'une à l'autre,
tous les jours, nous qui avons usé nos tissus à nous croiser dans le cadre des
portes, dans les embrasures de fenêtre et les embrassades des fêtes, jour après
jour, nous connaissions-nous si peu que nous n'ayons vu, sans soupçon, que le
sourire de l'autre ?
Clara est veuve. Elle est digne comme elle l'avait prédit. Mais d'une
toute autre manière qu'elle ne l'avait imaginé. Personne ne s'aviserait de lui
porter témoignage de son deuil.
C'est que, maintenant, Laura est officiellement portée
disparue.
Elle était bien engagée comme infirmière à la
Croix-Rouge. Elle a été suffisamment près du front pour avoir été tuée. Nous
n'en savons rien et les autorités concernées ne peuvent nous donner aucune
certitude. Elle a simplement disparu.
Mademoiselle est devenue très blanche. Elle s'est
amenuisée d'un coup. Je mets ma tête sur son épaule mince et frêle et je lui
dis que j'ai besoin d'elle, maintenant, chaque jour. Je l'aime, ma petite
vieille, et j'ai besoin d'elle. Je ne suis pas sûre que cela suffise à la
retenir. J'ai peur qu'elle ait envie de s'éteindre.
Au
milieu des derniers préparatifs du retour de Caleb, pour ce jour où j'irai
l'attendre sur le quai devant le grand bateau de ferraille, Ada est venue me
dire qu'elle partait. Je lui ai demandé si elle était sûre de sa décision, où
irait-elle ? Sans aucun doute, elle était sûre de ce qu'elle voulait : aller
New-York ou à Paris, pour y apprendre le dessin. Elle est jeune fille et elle
hérite pour une grande partie de la fortune de son père. Elle ira dire au
revoir à sa mère avant de nous quitter.
Je vois Clara de temps à autre. Elle a de nouveaux
plis, très fins autour de la bouche qui se froissent quand elle articule. Car
Clara ne parle plus, elle se force à articuler pour se faire entendre quand
elle en a besoin.
Je vois bien que Mademoiselle veut retourner en
France. Je suppose qu'elle veut y poursuivre la recherche de Laura, mais elle
n'ose pas m'en parler. Elle m'a redit hier soir, avec insistance, qu'il ne
fallait pas me laisser tant que Caleb ne serait pas là.
Il me semble que d'aimer me réduit à cet amour.
Il ne me reste plus qu'à attendre. Je range la maison
jusque dans ses derniers recoins. Mon bon ami de la plage m'aide à régler ma
respiration sur les pas que nous faisons ensemble sur le sable. Le temps
s'apprivoise, la Paix aussi.
J'ai hâte, comme j'ai hâte.
Je suis allée chez Clara lui rendre les feuillets
violets, anciens, que j'avais trouvés dans le grand salon abandonné. Ils
n'avaient plus rien à faire chez moi. Je n'ai plus à préserver que moi.
ADA
¨¨¨
Ada
Je les ai tous quittés, Ruth dont j'aime tant la douceur, Caleb, et les garçons qui m'obligent à trouver la vie jolie, ma mère de plus en plus petite, de plus en plus faible, de plus en plus secourable, et de plus en plus malheureuse. Mon père est mort dans une tranchée de France à la toute fin de la guerre. Une mort absurde, inutile. Je l'ai si peu connu. Nous habitions tous deux la grande maison dont la maîtresse était Maman. Je me souviens de l'odeur délicieuse de son écharpe en laine, mélange de tabac, de parfum d'homme et d'herbes des bois... Il allait souvent à la chasse avec ses amis. Ils dormaient alors loin de leur maison, loin de leur femme, et revenaient avec un sourire plein de liberté, un sourire qu'on ne voyait sur leurs lèvres qu'à cette seule occasion.
Mon père décédé, Caleb revenu dans la maison de Ruth,
je me suis sentie enfin libre. J'eus envie d'avoir aux lèvres le même sourire
que mon père. Je le voyais peu et pourtant, avec sa mort, sa présence dans la
grande maison me parut indispensable. Il a fallu cela pour que je m'en rende
compte. En fait il vivait dans la petite maison au fond du parc, le pavillon.
Il y dormait. Tous ses livres étaient réunis là et il passait de longs
après-midi à lire, ou à dessiner des champignons. J'y glissais parfois mon nez
sans qu'il me voie. Après un long moment où je restais cachée derrière un gros
fauteuil en cuir, j'entendais : "Ada, ferme la porte s'il te plait, il y a
des courants d'air, je ne veux pas qu'il fasse voler mes feuilles". Il m'avait
devinée, ou entendue... Je me taisais encore en me blottissant dans le vieux
fauteuil au cuir griffé par les pattes des chiens. Je comprenais la solitude de
mon père : une solitude bienheureuse. Cette petite maison était un endroit
privilégié, protégé. Pas de cris, pas de visite, sauf quelques amis, toujours
les mêmes, emmitouflés dans une espèce de redingote de chasse, un verre de
bourbon dans une main et un cigare dans l'autre. Les quelques fois où je m'y
trouvai avec eux, je respirais avec volupté les fumées dansantes devant le feu
de la cheminée, et je me sentais acceptée dans le saint des saints, là où le
véritable pouvoir s'exerçait, celui de s'abstraire de la grande maison, celui
d'échapper à l'ordre de ma mère.
Pendant la grande traversée vers l'Europe, réfugiée
sur la couchette du bateau lorsque j'avais mal au cœur, je pensais à mon père.
Ruth voulait que je rende visite à ma mère, et moi je ne le voulais pas.
J'étais si bien dans la maison de Caleb et de Ruth, avec les garçons comme
petits frères.
Dans la grande maison, j'ai vécu avec des fantômes. Des fantômes
vivants, mais des fantômes. Je n'ai ressenti la réalité des êtres que dans la
maison de Ruth. Avant, je frôlais des ombres. Je les évitais comme on évite les
murs. Il y avait une vitre entre eux et moi. Je passais ma vie à les éviter
sans m'en rendre compte. Lorsque j'arrivai chez Ruth, je me heurtai aux voix.
Je ne m'étais jamais laissée pénétrer par la voix d'autrui. C'était comme les
corps, je les laissais glisser sur moi, je ne me laissais pas toucher. Chez
Ruth, je fus d'abord assaillie pas la voix des garçons. Elles avaient la
propriété de m'accrocher le coeur. J'avais envie de les entendre plutôt que de
fermer mes oreilles. C'était surprenant et affolant. Pour la première fois je
me sentais appelée. Les garçons avaient cette propriété que toute personne
vivant avec eux leur appartenait. Je leur appartenais, comme leur mère, comme
leur père. Je me sentais enfin présente, ils avaient l'art de faire que je me
sente présente.
Je ne suis pas partie d'un seul coup. D'abord, après la mort de mon
père, je consentis enfin à visiter ma mère. Ruth en parut très heureuse. Je
doutai un moment qu'elle veuille se débarrasser de moi pour être seule avec
Caleb. Je m'en veux de pensées aussi basses. Je crois plutôt que, comme moi,
elle sentait ma mère perdue. Cette femme arrogante pliait sous le poids de la
solitude et du deuil. C'est pourquoi j'acceptai d'aller la visiter. Elle ne
voulait pas venir chez Ruth, prétextant qu'elle allait déranger. Je la trouvai
toute petite, toute menue au milieu du grand salon qu'elle avait rouvert. Au-dessus
de sa tête trônait le portrait magnifique, au pastel, d'une jeune femme
inconnue. Je me rappelle avoir vu ce tableau quand Ruth m'emmenait en cachette
dans le grand salon fermé. Ma mère me parla, enfin elle me parla comme à un
être humain, me disant sa tristesse de la mort de mon père... J'eus l'envie
soudaine de lui lancer à la figure que c'était trop tard. C'était bien tard, et
je me tus. Cela aurait servi à quoi ? Je rentrai toute songeuse chez Ruth.
Caleb était déjà couché, à huit heures du soir. Nous mangeâmes dans la cuisine,
les garçons avaient dîné et jouaient dans leur chambre avant de s'y endormir.
Ruth semblait triste et je ne lui parlai pas de maman.
Caleb restait très éprouvé par ce qu'il avait vécu en
Europe. Il parlait aux garçons des tranchées, de la boue, du froid,
d'explosions de cadavres gelés. Il prenait l'habitude de s'anesthésier au
bourbon, comme mon père l'avait fait avant lui. Sauf que Caleb était aimé, lui,
et Ruth tentait tout ce qu'elle pouvait pour le ramener dans notre vie. Les
garçons l'évitaient, à moins qu'il ne leur dessine des maquettes d'arme. J'ai
toujours trouvé ces histoires d'arme absurdes. "Regardez dans quel état
Caleb nous revient de guerre, et tous ceux qui ne sont pas revenus... et les
terres d'Europe ravagées avec leurs contingents de civils évacués..." J'ai
bien compris toutes ces choses en accompagnant Mademoiselle à la Croix Rouge.
J'ai pris en aversion toutes les femelles hystériques qui glorifiaient la
guerre et les soldats, et leurs souffrances. Mademoiselle avait alors de petits
silences pointus en bouche qui disaient largement sa désapprobation. Je ne peux
pas dire qu'elle me manque, mais souvent je pense à elle, elle avait meublé ma
vie dans la grande maison et m'avait donné des raisons de venir manger à table
avec les autres.
Une ombre plane encore sur moi, une ombre bienfaisante apaisante, douce,
et sombre. Sarah. J'ai eu hâte d'aller la voir. Elle nous a quitté il y a
quelques années. Invoquant mon âge, maman a décidé de se passer de ses
services. Tous les parfums disparurent de ma vie. La cannelle de son cou, le
poivre de ses bras, le caramel de sa gorge. J'avais pris l'habitude de coller
ma bouche à la naissance de son cou et de téter. Jusqu'à ce qu'elle parte, je
l'ai tétée ainsi. Depuis, j'ai constamment la gorge sèche. Du jour au
lendemain, elle dut faire ses valises -elle en avait bien peu-. Elle prit le
train avec une malle et deux ballots. Je l'accompagnai avec Mademoiselle. Il
semblait que Mademoiselle avait de la peine : " Ma brave Sarah, j'espère
que tout se passera bien pour vous, il n'y a pas de raison, vous allez...
nous...manquer. Saluez votre époux de ma part, ainsi que ce bon révérend".
Sarah retournait d'où elle venait, avec son mari. Elle s'occuperait de la
maison du révérend, celui-là même qui l'avait adressée chez nous. "Elle
n'a rien pour être malheureuse, elle repart avec les économies des bons gages
que nous lui avons fournis, il est bien
que ces gens-là restent entre eux". Voilà tout à fait le genre de phrases
qui m'éloigne pour longtemps de ma mère.
J'eus 18 ans, et la fortune que m'avait léguée mon père. Ma mère n'osait
plus me diriger, Ruth semblait penser que je ne pouvais rien faire d'autre que
du bien... J'allai moi-même à la gare centrale me renseigner sur les trains. Le
lendemain de partais rejoindre Sarah.
Peut-être n'aurais-je jamais dû retourner vers Sarah. Je me suis très
vite sentie l'esprit vide. Ma Sarah... Elle m'a tout de suite appelée mon
petit, mon tout petit, comme avant, et j'ai posé mes lèvres à la base de son
cou. Il fallait voir les yeux écarquillés des gens sur la quai de la gare. Le
révérend nous a demandé très vite de monter sur sa charrette, et nous
regagnâmes son presbytère. Il y avait ici quelque chose qui n'existait pas dans
la grande maison : les noirs ne vont pas là où sont les blancs, et ma visite
était... incongrue pour tous ceux qui ne nous avaient pas connues avant... Je
compris tout de suite que, dans ce monde, je ne pouvais étreindre ma Sarah
comme là-bas. La grande maison m'apparut comme un repaire bienveillant, où la
vie n'était pas tout à fait comme ailleurs... Ma mère, au moins, m'a laissée
vivre cela... Ca l'arrangeait bien, je n'étais pas comme d'autres enfants tout
le temps en train de réclamer quelque chose en tirant sur ses jupes. Mais la
rupture était plus profonde que cela. Nous nous regardions, Sarah et moi, je
voyais ma mère, mon âme, dans ses bras noirs. Mais je n'avais plus la taille
nécessaire, je ne pouvais que la regarder impuissante à me rendre l'âge bien-aimé
de sa protection. Je savais qu'elle m'aimait toujours, comme moi je l'aimais,
pourtant les liens étaient cassés, comme la ficelle rompue d'un vieux tricot.
Je ne pouvais plus être la petite qui grimpait sur ses genoux pendant qu'on
entendait les portes se refermer sur les visites habituelles de mon autre mère.
Après les premières embrassades, nous optâmes pour une tendresse distante,
comme si le passé, au lieu de nous réunir, nous séparait. Je n'étais plus son
petit, elle ne pouvait plus me protéger de ma famille.
Je
rentrai très vite chez Ruth, pour y préparer d'autres bagages.
J'étais poussée hors du nid. Je ne pouvais retourner vivre dans la
grande maison, je m'y sentais totalement étrangère. Je me sentais aussi étrangère
dans la maison de Ruth, comme si la visite chez Sarah m'avait transformée en
poussin humide, tremblotant sur le bord de la route, éjecté froidement de sa
coquille brisée. Je me retournais dans mon lit qui m'avait si bien accueillie
quand j'avais voulu quitter ma mère. Les plis des draps me grattaient les
cuisses et le dos au lieu de s'enrouler chaudement autour de moi. Décidément,
un nid brisé en chasse un autre. Je n'étais bien nulle part. Je feuilletais les
journaux avec indifférence. La France en paix y tenait une large place. Je ne
voyais quoi faire de moi. Ne sûrement pas devenir une de ces jouvencelles qui
venaient encore avec leur mère boire le thé dans le salon de la mienne.
Fascinée par le pastel du grand salon, j'avais pris l'habitude de crayonner,
sans grand talent. Cela me suffit pour décider tout le monde, c'est à dire ma
mère et Ruth, à préparer pour moi un séjour à Paris.
Comme il est étrange ce temps
dans l'entre-temps des voyages. Le paquebot est un monde à part, détaché de
toute terre, il permet de ne pas exister. J'ai été malade pendant toute la
traversée, sans qu'il y ait même de tempête. Je restai roulée en boule sur ma
couchette, me nourrissant de thé et petits gâteaux, les vomissant sitôt
ingurgités. J'oscillais entre mal au cœur et faim dévorante. Cela me semblait
une épreuve nécessaire à ma renaissance. Parce que, en Europe, tout serait
différent.
J'allais à Paris pour étudier les Beaux-Arts. Mais à Paris non plus,
rien ne me plût. J'habitais un petit meublé que ma mère louait de loin à des
connaissances d'Amérique. La ville et la vie étaient belles, et pourtant, je ne
ressentais rien. Rien de vivant en moi. J'étais appréciée par les amis de ma
mère qui devaient, je le suppose, faire régulièrement des rapports
circonstanciés sur ma conduite et mes relations. C'est à ce prix que j'avais
certainement obtenu ma liberté. Sachant qu'elle ne pourrait me manœuvrer, ma
mère avait cédé à ce qu'elle croyait un caprice sous cette condition. Je n'en
eus jamais la preuve, mais je recevais leur visite une fois par mois, une autre
fois, je devais dîner chez eux... Cela ne mérite pas un grand suspens. Je m'en accommodais
fort bien. Je suivais les classes des Beaux-Arts, sinon avec intérêt, cependant
sans ennui Je n'y brillais pas particulièrement et m'acquittais d'un académisme
besogneux qui ne réclamait pas grande admiration. Quelques mois se passèrent
ainsi. Je m'éveillais aux courriers de Ruth, elle m'y parlait des garçons et un
peu de Caleb qui avait repris à son compte l'affaire de mon père. Il avait
rompu avec le bourbon du soir qui le laissait pantelant tant que j'y étais
encore, me disait Ruth, mais elle restait, dans ses propos, engluée par une
sourde tristesse sans apparente raison. Ce fut une lettre de ma mère qui
m'éclaira : elle y faisait allusion à la longue dépression de Caleb...
J'imaginais Ruth, le soir, seule dans le petit salon de verre... Alors
seulement, il m'arrivait de regretter de n'être pas auprès d'elle...
¨¨¨
Mademoiselle
Je n'avais pas ressenti une telle émotion depuis bien longtemps... Je vais revoir Ada, ce petit ange. Elle est bien grande maintenant. Plus de petit ange : à la place, une grand jeune fille. La réponse de Ruth à mon courrier me parle d'elle comme d'une personne décidée, et responsable. Elle est pourtant bien jeune... Pourtant elle a voulu partir, ajoute Ruth. Madame a consenti, et Ruth garde quelques inquiétudes, selon ce qu'elle m'écrit. J'avais moi-même rejoint Laura à Nice.
N'importe, me voici bien faible après toutes ces affreuses journées.
Laura nous a quittés. Cette fois, elle est partie pour de vrai.
Après mon long séjour chez Ruth, je l'avais retrouvée, après-guerre, à
Nice. Elle avait d'abord disparu sur les terrains de la guerre. Depuis les
Etats Unis, j'avais longuement harcelé la Croix Rouge française pour la
retrouver. Après un long temps sans aucune nouvelle, comme j'étais à Paris pour
mieux poursuivre les recherches, elle réapparut. Elle avait travaillé dans ces hôpitaux
qui essayaient de redonner vie et humanité à ces pauvres jeunes soldats brisés
par la guerre. Nous repartîmes là où nous avions déjà vécu, à Nice. Elle y papillonnait avec d'autres jeunes
américaines pourvues de parents riches. Peu après mon arrivée, nous croisâmes
la mère de Ruth. J'accompagnais peu Laura, cela me permit néanmoins cette
rencontre. J'y vis une femme superficielle et irritante. Je ne crois pas qu'il
y ait beaucoup à regretter... Je n'ai pas fait part de cette rencontre à Ruth,
je n'aurais rien d'aimable à dire sur sa mère.
J'ai donc retrouvé Laura, une Laura bien fragile, bien vulnérable. Je
crois que toutes ces années de guerre, sur le front, au contact de la
souffrance des chairs et de la meurtrissure des hommes, ont achevé de la
blesser. Elle nous a quittés en mai dernier. Depuis quelques temps elle
répondait aux avances d'un jeune russe, riche, en villégiature sur la Côte
d'azur. Il séjournait dans un grand hôtel de la Riviera, avec vue sur la mer,
peu éloigné du nôtre que nous avions choisi dans les rues étroites de la
vieille ville.
Je ne sais comment faire. Je n'ai jamais été confrontée à ce genre
d'évènement. J'ai de la peine. Moins cependant que je ne l'aurais cru
auparavant. J'étais assise sur le balcon, en train de crayonner ce que je
voyais devant moi, quand on a frappé doucement à ma porte : "Mademoiselle,
Mademoiselle, s'il vous plait, on a à vous parler". C'était le portier de
l'hôtel, accompagné du directeur :
" Mademoiselle, nous avons une bien triste
nouvelle, Mademoiselle Laura a été victime d'un accident, elle était en voiture
avec le prince, on ne sait comment cela est arrivé... Elle ne respirait plus lorsqu'on
les a trouvés en bas de la côte. Le prince est dans le coma. Il semble que
l'automobile ait quitté la route et heurté un arbre... Mademoiselle, nous
sommes si désolés...".
J'aurais cru, une minute auparavant, que le ciel me
serait tombé sur la tête. Rien de tout cela. Je restais calme :" Dites-moi
ce que je dois faire.
- Voulez-vous reconnaitre le corps ? A part vous, il
n'y a personne de sa famille.
- En fait, je ne suis pas de sa famille.
- Bien sûr, mais enfin... C'est tout comme !
- Oui, c'est tout comme...". J'étais glacée. Elle
était si belle, on l'aurait crue parée pour un mariage, le visage à peine
défait, il restait une petite goutte de sang au coin de sa bouche. Elle avait
été dénuquée sous le coup de l'impact de l'automobile contre un arbre. Le
prince avait, lui, la cage thoracique brisée. Il semblait que des organes
vitaux aient été atteints. Je ne l'ai pas connu et je n'arrive pas à être
triste pour lui.
Clara a été prévenue par télégramme. Elle n'a rien
dit, me rapporte Ruth dans ses courriers. Elle s'est repliée dans sa chambre et
n'a ouvert à personne pendant plusieurs jours. Elle a repris ensuite sa place
dans la société de la ville. Je n'ai pas eu de réponse à mon propre courrier,
c'est pourquoi je me suis tournée vers Ruth. Nous avons un problème de taille :
Laura a été incinérée et nous ne savons que faire de ses cendres. Clara ne se
prononce pas, Ruth ne sait que me répondre, et elle n'a pas la qualité
juridique pour prendre une décision. C'est la raison pour laquelle je vais, aujourd'hui,
revoir Ada. Ada a 21 ans cette année. Elle semble être en état de prendre des
décisions, car nous ne savons que faire et nous aurons besoin d'elle. Les
parents de Laura sont en Italie, et Clara ne nous donne pas leurs coordonnées.
Ada est la nièce de Laura. Peut-être, je l'espère, elle pourra intervenir
auprès de sa mère pour que nous sachions quoi faire de ses cendres. Je ne me résous
à les laisser dans le cimetière de Nice, si loin de tout. Certes Gidéon est
enterré en France, mais au moins il est proche dans le nord du pays de ses
semblables, avec les autres soldats morts pour raison de guerre. Laura n'a
aucune raison d'être enterrée à Nice, sinon d'y avoir perdu la vie. Il n'y
aurait plus personne pour la visiter et cela je n'arrive pas à l'accepter.
En fait, Laura était devenue l'ombre d'elle-même, presqu'aussi
superficielle que la mère de Ruth. Après l'avoir retrouvée à Genève, je l'ai
suivie à Nice. La fortune de Gidéon lui permettait tous les caprices. Clara
payait tout, déplacements, hôtels, fêtes, robes... Je crois que cette richesse,
après les souffrances de la guerre, a contribué à rendre le monde incohérent
autour d'elle. Parfois, le soir, elle me parlait de ces blessés défigurés. Elle
avait exercé dans ces terribles services où l'on soignait les "gueules
cassées". Je crois, moi, qu'elle ne s'est jamais remise de ces atrocités.
Elle me disait combien c'était difficile de leur redonner un quelconque espoir,
alors que le reste de leur corps, hormis leur visage, était intact, jeune et
plein de vie, et combien lui paraissait futile sa vie d'aujourd'hui. Je
l'accompagnais parfois dans ses sorties, l'après-midi, tennis, golf, elle
nageait comme une bulle dans la légèreté du monde. Mais je ne pouvais avoir
aucune conversation avec elle, elle dédaignait tout ce qui faisait le plaisir
de mes jours, ballades dans la campagne, nouvel herbier dédié aux fleurs de
Provences, dessins, quelques livres de philosophie et de poèmes, rien de ce qui
me touchait ne l'intéressait. Nous nous sommes malgré tout retrouvées d'accord
devant quelques scènes de théâtre, et pour Noël elle m'offrit l'opéra, sans m'y
accompagner cependant. Je regardais une étrangère qui fuyait tout échange sur
le passé, et tout projet d'avenir. L'instant présent semblait suffire à la
délicate libellule qu'elle était devenue. J'étais triste, je me sentais
inutile. Il arriva pourtant qu'elle réussit à pleurer dans mes bras, une fois,
après l'avoir retrouvée, et cette autre fois où me parla des soldats défigurés.
Elle m'empêchait même de tisser toute tendresse autour d'elle. Aussi, quand
elle mourut, je ressentis d'abord de la stupéfaction, puis un drôle de
sentiment, "raisonnable"..., comme si elle était enfin là où elle
voulait être. Je n'arrive pas à être plus triste que cela.
J'avais quelques échanges avec Clara, par lettre,
aussi superficiels que le quotidien avec Laura. J'aurais pu me couler dans une
vie sans risque, sans éclat, et sans bonheur... Mais j'avais d'autres échanges,
avec Ruth. Ruth aussi m'écrivait, deux lettres par mois, où elle me contait
tout, ses espoirs, ses angoisses, le retour de Caleb, ce bonheur fou et la peur
terrible de le voir sombrer à tout jamais dans un alcool lent mais
irrémédiable. Depuis quelques temps, elle me confirme qu'il a abandonné ce recours
irraisonnables à ses souffrances. Lui pleure maintenant dans les bras de sa
femme, et si tous deux en sortent visiblement meurtris, cette nouvelle
communauté de souffrance les soude peut-être plus profondément que le bonheur
passé. Ils n'ont plus d'effort à faire pour se cacher de l'autre quand la
détresse les étreints. Ruth me dit qu'elle voit aujourd'hui la vie autrement,
le bonheur n'est pas la vie, me dit-elle, mais savoir être auprès de l'autre
est ce qui les réunit le plus, Caleb et elle... Je veux croire en son espoir de
paix...
Alors, revoir Ada maintenant me ramène à ces doux
instants où Sarah m'apprenait à l'aimer. Je ne connaissais rien aux bébés, je
m'en tenais soigneusement éloignée, légèrement dégoutée par leur odeur de lait
caillé au coin des lèvres. J'en souffrais. Etait-ce un regret ? Je ne le sais
toujours pas. Mais partager avec Sarah cette intimité maternelle m'a changée...
Je me rappelle... Ce fut si doux. Aujourd'hui, me voici chargée d'une autre
mission, je la désire et je la crains. Ada ne sait rien encore du décès de sa
tante. Ruth m'a demandé de l'en informer moi-même, Clara ne s'étant pas
manifestée auprès d'elle à ce sujet. Je suis fébrile, inquiète du sujet et
heureuse de la serrer, peut-être, dans mes bras.
¨¨¨
Ada
Que me veulent-elles ? Ma mère et
Ruth auraient chargé Mademoiselle de venir me visiter. Curieusement, cela ne me
fait aucun plaisir. Pourtant j'aimais bien Mademoiselle, je la trouvais drôle.
Caleb se moquait souvent d'elle, gentiment. Je crois que son aspect de vieille
fille anglaise nous faisait rire. J'étais bien sûr beaucoup plus jeune, mais un
petit enfant est très sensible à la moquerie même si je sentais très bien qu'il
n'y avait là aucune méchanceté. Un petit pli m'informe que Mademoiselle viendra
demain me visiter à 17 heures. Si je devais être absente à ce moment, je
pouvais prévenir de cette indisponibilité à son hôtel. Elle est à Paris et je
la recevrai. Tout me semble aujourd'hui si lointain. J'ai voulu partir de
l'autre côté de l'Atlantique, il me fallait toute cette distance pour
matérialiser l'éloignement que je ressentais entre ma mère et moi, et que je
souhaitais.
Aujourd'hui je sais, j'ai vu Mademoiselle. Je ne pouvais imaginer...
Laura reste pour moi une princesse, l'inatteignable princesse si jolie, si
lointaine... Mon Dieu, mourir si bêtement. Maman ne parlait jamais de Laura, je
l'ai crue indifférente à sa jeune sœur, comme à une tâche qu'on lui avait
imposée là-bas, en Italie. Elle faisait ce qu'elle devait faire, sans plus.
Lorsqu'elle partit, j'étais encore enfant, c'est à peu près l'époque où j'allai
vivre chez Ruth, qui est peut-être ma seule vrai maman puisque elle a voulu
m'avoir près d'elle... Laura est partie en Europe pendant la guerre, nous n'avons
pas eu de nouvelles d'elle et je ne sais plus rien du reste, sauf que la dame
de la Croix Rouge avait un gros bouton plein de poils piquants près de la
bouche et que je ne voulais pas qu'elle m'embrasse. Mademoiselle, elle, avait
des joues roses et rondes et une petite bouche vermeille comme un bonbon.
Le plus incroyable est là : Mademoiselle conserve près
d'elle les cendres de Laura. Je ne savais pas que c'était possible... Elles ont
trouvé une solution, Ruth et elle : que nous emmenions ces cendres en Italie,
là où elle est née, dans sa famille. Selon Ruth, maman n'y fait aucune
objection, elle semble affectée, mais se dit incapable de rien faire par
elle-même. Pourtant elle a confié à Ruth un courrier pour moi et Ruth me
l'envoie par le biais de Mademoiselle. La seule chose que je sais est que ce
courrier concerne Laura.
Cela fait deux jours que je tourne autour de cette lettre comme si elle
allait me renseigner sur moi. L'enveloppe blanche est posée sur la table
centrale de ma petite chambre. Je ne l'ai pas touchée depuis que Mademoiselle
m'a quittée. Elle m'attire et me repousse, mais je vois bien que ma vie ne
pourra se poursuivre sans que je sache ce qui est à l'intérieur.
Je l'ai ouvert : il y a une lettre, longue, avec une
odeur de poussière, écrite sur un papier jauni d'une fine encre violette. La
lettre dit que Laura est ma sœur et non ma tante... Un acte de naissance
l'accompagne. La lettre n'a pas de signature.
Nous partons, le plus tôt possible, Mademoiselle et
moi en Italie. Nous emmenons Laura avec nous, pour toujours.
Epilogue
Après ce voyage en Italie, avec Mademoiselle, je décidai de rester à
Paris. Après les Beaux-Arts, je me destinai à dessiner des vêtements. En même
temps, j'utilisais mes connaissances artistiques pour présenter Paris et ses
beautés à de riches américains. J'étais demandée comme guide. Cela m'amusait.
Je restreignis ma vie à ces quelques sorties et beaucoup de croquis pour des
couturiers. Finalement l'un d'entre eux voulut garder l'exclusivité de ma
production. J'ai des revenus simples et suffisants. Mademoiselle reste près de
moi. Grâce aux mandats de maman, nous avons pu trouver un appartement plus
grand que mon petit studio et nous y vivons tous deux ensembles. Les connaissances
de maman à Paris me laissent en paix, elles semblent considérer que ma vertu
est bien gardée par Mademoiselle. Elle n'a pas besoin de me garder, je le fais
toute seule. Je ne souhaite pas d'autre vie, je trouve déjà que c'est
extraordinaire que j'aie pu me créer ailleurs un lieu de vie pour lequel j'ai
les revenus suffisants. Les mandats de maman s'entassent maintenant sur le
petit meuble de l'entrée, je n'en ai plus besoin.
Je continue d'avoir des nouvelles de Ruth et de lui
donner des miennes. Je sais que Mademoiselle a un échange plus régulier et
soutenu avec elle que moi, j'en suis heureuse. D'ailleurs, Mademoiselle est
allée la voir l'année passée, et je me suis rendue compte à cette occasion que
j'avais besoin d'elle. Cela m'humanise. Je sais que je parais sévère et chaste
à ceux que je croise. Je le suis, et cela me convient.
En Italie, je me suis trouvée devant une vieille dame très droite, toute
vêtue de noir. Elle ressemblait au portrait du grand salon. Elle ressemblait à
Clara, et un peu à Laura. Elle parlait peu, sans amabilité. Elle montrait
qu'elle n'avait pas souhaité nous rencontrer, mais qu'elle se rendait à ses
obligations.
Nous étions d'abord entrées dans une grande bâtisse
austère, par une allée de platanes. La pièce où nous fûmes reçues était la
grande salle à manger. La dame était assise en bout de table et nous de chaque
côté. Les volets fermés laissaient stagner une tiédeur sombre, j'entendais une
mouche têtue sans la voir. Les meubles de bois foncés rendaient la pièce encore
plus austère que la maison. Je m'étais présentée sobrement : " Je
m'appelle Ada, je suis votre petite fille". Pas un muscle n'a bougé sur
son visage froid. J'exposai le sujet de ma visite : nous souhaitions inhumer
les cendres de Laura, ma demi-sœur, dans le cimetière familial. Non, ma mère
n'avait rien exprimé de particulier, ni à propos de Laura, ni à propos de sa
famille ou de sa mère. Nous savions, parce qu'elle l'avait confié à Ruth, que
c'était aussi son souhait, mais nous n'en savions pas plus.
La dame nous demanda où nous souhaitions cette
inhumation, dans le caveau familial, ou dans une tombe séparée. Je ne sais
pourquoi, je répondis immédiatement : "non, seule dans une tombe".
Nous visitâmes le cimetière et je retins un emplacement solitaire, près d'un
bosquet de roses. La cérémonie fut très simple et ne réunit autour du curé que
la vieille dame, Mademoiselle et moi sous un soleil de plomb. Nous repartîmes
l'après-midi à Paris, sans autre politesse. La dame nous avait fait servir à
manger dans la salle à manger, toujours aussi sombre. Elle-même s'assit sans
parler auprès de nous, mais sans manger. Le curé eut droit à un peu de vin.
Apparemment elle vivait seule dans cette bâtisse. Après avoir décidé de
l'inhumation, elle m'avait avertie que mon grand-père reposait déjà dans le
caveau, et que sa place à elle y était prête.
En aucune façon je pus ressentir que j'appartenais à cette famille, pourtant la dame en noir est ma grand-mère. Je suis satisfaite de la connaître, mais je n'en conçois aucun bonheur. Mademoiselle et moi conservons ensemble le sentiment d'avoir fait notre devoir, d'avoir accompagné Laura là où elle devait être. Nous avons la satisfaction d'avoir réussi à l'écarter d'une ombre malfaisante en évitant qu'elle soit enterrée dans le même lieu que les autres membres de la famille. J'ai pu recréer le croquis de sa tombe, et je l'ai envoyé à Ruth qui va le montrer à Maman.