mardi 24 août 2010

Le Baiser de Soie
Editions Jets d'Encre
1 bis, avenue Foche
94100 St Maur-des-Fossés

sorti en librairie le 1er août 2010, Fnac Forum et Fnac.com, Feedage.com, Amazone.fr, et directement chez les libraires où vous pouvez le commander s'il n'est pas en boutique

L'eau, la grande eau, celle que Baptiste se plaît tant à observer quand la brume matinale se dissipe, sera doucement, et profondément, troublée par d'étranges bruits. Baptiste, à son tour ému, sortira des roseaux coupants. Loin des berges émeraudes et des oiseaux cliquetants, dans une nature luxuriante, il trouvera deux enfants perdus qui l'entraîneront à la recherche de leur chemin. Pur, Baptiste les aidera, ils accompliront ainsi leur destin. Un récit au bord du fantastique, tout en poésie et sensualité.

La dune

Du haut de la dune, l'enfant paraissait encore plus petite. Elle jouait à marcher sur le sable mouillé, à regarder lentement chaque pied s'imprimer dans la matière grise. Le ciel était d'un bleu de plomb, intense, électrique, presque foncé, sans aucun nuage. Le soleil devait être là-haut, mais trop violent pour qu'elle puisse le regarder. Le sable en était tout clair, doré, moutonné en dunes blondes. La mer ? Elle ne savait pas. Elle n'en voyait que le début, des dentelles blanches toujours en mouvement, qui bordaient un gros édredon sans couleur et sans fin. Elle était trop petite pour voir le dessus de l'édredon.

Des groupes de parents et d'enfants jouaient, éparpillés sur la plage. Elle n'y prenait pas garde, absorbée par la marque de ses pieds.


Elle ne jouait pas avec les autres. Elle ne se baignait pas. Le premier jour, elle avait couru dans l'eau comme elle courait vers la rivière. Mais ici, ça brûlait, ça piquait, c'était salé. On riait d'elle, surtout les garçons. Alors, elle n'y retourna pas. Et puis elle avait eu un peu peur de dépasser les bords de dentelle, et d'être mangée par cette masse toujours mouvante. La mer lui restait étrangère sauf cette plage grise, mouillée, douce, découverte par le jusant. Elle y pensait fort le soir, comme à un nougat mou sur lequel on laisse la marque de ses dents.

La maison blanche où l'on restait depuis deux semaines était tout près, isolée du village, le long d'un chemin sablonneux qui menait à la mer, et que personne n'empruntait jamais. En face de la maison, de l'autre côté du chemin, commençait la pinède et ses grands troncs noirs. Elle n'y pénétrait pas, pas au-delà des premiers ombrages. Ses parents lui avaient dit de ne jamais s'éloigner, que tout étranger était voleur d'enfant, que les inconnus qu'elle pourrait rencontrer allaient l'emporter, certainement pour lui faire du mal. Elle n'en savait pas plus, mais à entendre les voix lourdes des parents, ça devait être terrible. Une seule fois, rassurée de n'avoir jamais rencontré personne, elle s'était aventurée assez loin sous les pins. Elle aperçut tout à coup, entre les arbres, le toit d'une tente bleue comme le ciel, des êtres rôdaient autour. Elle eut très peur, si peur d'avoir vu les étrangers qui volent les petites filles qu'elle se sauva sans demande son reste, et ne se calma qu'en vue de la maison.


Le coeur battant, elle resta longtemps assise sur le rail du vieux chemin de fer endormi aux pieds des pins, à moitié enfoui dans le sol sabonneux sous les graminées si fines qui ondulent au moindre souffle et chatouillent les mollets, dorées, folles, si jolies. Elle avait un jour suivi ce chemin de fer. Il longeait la pinède en direction de la mer et se perdait dans le coeur d'une dune. De l'autre côté de la dune, c'était la plage. Quel train, quels gens avaient utilisé ces rails ? Elle était trop jeune pour reconnaître une de ces vieilles lignes qui traversent l'immensité désertique de l'Ouest, de l'autre côté de l'édredon sans couleur ni fin.


Elle passait beaucoup de temps là, hors de la maison, assise sur les bords du rail. Elle y respirait bien , loin du cercle de famille. Elle sentait le soleil comme une main chaude, douce et légère sur la peau. Lorsqu'il devenait trop chaud, elle reculait de quelques mètres sous l'ombre des pins, soûle de leur odeur forte, chauffée comme dans un brûle-parfum par le soleil. Elle voyait bien que c'était lui qui rendait tout si odorant, et que jamais en hiver les parfums ne devaient être si bons ni si forts. Elle savait aussi que c'étaient ses caresses, après une première douceur, qui avaient réveillé les vieilles blessures du rabot et aiguilles de sellerie sur ses jambes et ses cuisses. Elle en avait un moment souffert, mais maintenant sa peau bien lisse avait perdu cette coloration si particulière des matières qui ne voient jamais le jour et restent dans les placards humides et sombres. Elle était comme un petit caramel clair dans son maillot de bain gauffré jaune, noué derrière la nuque, sous son casque de cheveux blancs.

Assise là, petite, si petite et si menue sur le rail, elle réfléchissait à tout ce qu'elle découvrait, un pli creusé entre les sourcils, les yeux immobiles, grands et bleus. Elle serrait fort contre elle, sous son bras droit, la toute petite poupée qui ne la quittait jamais et dont la taille était soigneusement enturée de fils de nylon très fins et transparents.

Parmi tout ce qu'elle avait découvert, elle pensait beaucoup et souvent à Albin. Albin habitait avec ses parents et ses frères l'autre aile de la maison blanche, du côté du potager, là où il y avait le puits. Les enfants ne venaient pas sur le chemin de fer mais elle les retrouvait matin et soir autour du puits. La journée, ils partaient en voiture se promener elle ne savait où, mais avant ils avaient bu côte à côte, chemise de nuit longue jusqu'aux chevilles et pyjamas rayés, leur café au lait dans de grands bols blancs. Assise par terre, son bol à la main, elle les regardait intensément comme pour les traverser. Au début les garçons étaient un peu gênés par ce regard qui ne cillait pas. Puis ils s'étaient habitués. Pas elle. Ils paraissaient si étranges, toujours en mouvement, rien ne semblait les retenir.

Albin était le plus jeune de trois frères, à peu près de son âge. Il venait volontiers s'asseoir tout près d'elle. Il était alors aussi silencieux qu'elle, sauf qu'il éclatait de temps en temps d'un grand rire qui la faisait toujours sursauter. Il avait les cheveux courts, bruns, ébouriffés et plein de taches de rousseur sous des yeux marrons très clairs. Elle avait pu s'habituer à lui, et maintenant elle aimait bien son odeur chaude de petit garçon qui a beaucoup couru. Cependant, ils ne se parlaient pas. Le soir, après le repas, ils se retrouvaient à nouveau autour du puits. Elle aidait Albin et son père à arroser le potager. Chaque enfant avait un seau de plage, et portait l'eau du puits aux plates-bandes. Elle avait tout à fait conscience de participer à quelque chose de très important, très utile et très digne. C'était étrange et neuf. Puis la nuit tombait, ses parents l'appelaient. Elle rangeait le seau et rentrait dans la pièce sombre où on l'attendait pour la coucher après avoir joué avec elle. On lui enlevait son maillot, on rangeait soigneusement les fils de nylon très fins et transparents le long de ses bras et de ses jambes, et on la posait sur une couche blanche, bien enroulée dans la longue chemise de nuit. La toute petite poupée dormait posée près d'elle sur l'oreiller, débarrassée aussi des fils de nylon. Il suffisait de fermer les yeux pour attendre le soleil du lendemain, le rire et l'odeur d'Albin.

Un soir, il faisait encore très chaud, l'arrosage était joyeux, plus mouvementé que d'habitude. Albin s'empêtra dans son rire, et renversa sur lui le seau d'eau. Il se déshabilla rapidement, abandonna short et maillot mouillés sur la margelle du puits, et continua l'arrosage en slip. Il riait des éclaboussements d'eau sur sa peau brune et lisse. Elle riait aussi de le voir si drôle, et tous deux s'arrosaient les pieds, le corps. La terre giclait jusqu'aux mollets et l'eau jusqu'à leurs cheveux.

Soudain, elle ouvrit tout grand les yeux. Ses gestes se ralentirent. Le garçon presque nu, hoquetait, s'ébrouait, gesticulait dans une danse folle et comique. Elle s'approcha, maintenant silencieuse. Albin continuait de danser avec l'eau, il ne s'apercevait pas de ce calme soudain. Il dansait bras et jambes libres, sans poupée, ni rien d'autre, les mains vides. Elle l'éclaboussait de plus en plus près avec de l'eau fraîche, les goutelettes roulaient sur les épaules, la poitrine, les bras du garçon. Elle le voyait rire, bouger en tous sens pour se défendre des chatouilles des gouttes. Le soleil était plus bas que la maison. L'ombre s'étendait sur le jardin. Mais il faisait suffisamment clair, elle était suffisamment près pour voir sa peau fine. Alors, profitant d'une dernière giclée d'eau, comme il levait bien haut le bas au dessus de la tête, elle posa gravement son doigt, là, sur le pli si doux de l'aisselle d'Albin. Pas trace de fil. Pas le moindre signe. Pas la plus petite cicatrice. Une peau lisse, si lisse. Albin, surpris par le silence, baissa le bras. Ils se regardèrent longuement, profondément, comme des étrangers familiers qui se découvrent enfin. Elle avait un éclat métallique dans les yeux. Albin frissonna. Comme la lampe s'allumait dans la cuisine de sa mère, il ramassa ses habits à la hâte, bredouilla vaguement bonsoir, et alla vite s'asseoir dans le cercle de lumière.

Elle resta longtemps immobile à côté du puits, les pieds dans la terre mouillée, sa poupée serrée contre elle. Elle se fit un peu disputer pour son retard, lorsqu'enfin elle rentra dans la pièce sombre où on l'attendait. Elle fut déshabillée. Les fils de nylon bien tendus à leur place, la chemise l'enveloppant toute, elle reposait maintenant sur le lit, la poupée à côté d'elle. Il faisait noir. Pas un rai de lumière ne passait d'entre les volets. Elle s'endormit les yeux grands ouverts, dans un silence absolu.

Le lendemain, en fin de matinée, lorsque les parents l'appelèrent pour le repas, elle ne répondit pas. Elle n'était pas sur les rails, ni dans l'ombre des pins. Les garçons ne l'avaient pas vue depuis le petit déjeuner près du puits. Les parents l'appelèrent tout autour de la maison, puis dans les dunes, puis dans la forêt, puis sur la plage. On demanda aux jeunes gens qui campaient dans la pinède. Tout le village fut prévenu et chercha une petite fille, toute petite, blonde et dorée, avec une toute poupée sous le bras droit, et un maillot de bain gauffré jaune, noué derrière la nuque.

Cela dura deux jours, On ne trouva rien, ni personne qui avait pu la rencontrer. Le troisième jour, Albin était assis, seul, sur les rails du chemin de fer. Il avait quitté la maison, le jardin et le puits où on ne parlait plus que de Sophie. Il était triste. Il ne connaissait pas auparavant cette morsure à la pointe du coeur qui lui faisait fuir les autres et retrouver les rails. Il supposait que Sophie lui manquait, mais il ne savait rien de ces sentiments qui aujourd'hui l'agitaient. Machinalement il se leva, longea le chemin de fer vers la plage. Il secouait les herbes du pied, et rejetait le sable vers les troncs noirs des pins. Tout à coup, il se pencha en avant, attiré par l'éclat blanc d'une lame. C'était son petit couteau au manche nacré. Il l'avait perdu depuis trois jours, depuis ce matin où Sophie avait dispau. Il brillait entre les herbes, au milieu des rails. Il le ramassa et vit les traces des petits pieds. Les petits pieds s'étaient enfuis tout droit, tout à fait au milieu des rails, légers, à peine marqués. Il les suivit jusqu'au bout, jusqu'à la dune dans laquelle disparaissaient les deux barres d'acier rouillé. Là, fichée dans le sable jusqu'à la taille, comme si un tunnel, un instant ouvert, s'était aussitôt refermé sur elle, il trouva la poupée de Sophie qu'elle ne voulait jamais quitter, toujours serrée contre elle. Il la prit, secoua le sable. Des fils très fins, transparents, étaient soigneusement enroulés autour de sa taille, chaque bout achevé par un petit noeud, avec juste une goutte de sang séché au bout de chaque noeud.