vendredi 17 juin 2011

L'Histoire du Roi qui avait peur d'être roi

Il était un roi, tout petit, qui avait peur d'être roi...
Comme c'est étrange, disaient les gens du royaume qui n'en revenaient pas d'avoir un roi qui avait peur d'être roi.
Comment cela se fait-il ? demandèrent-ils.
Oh, très simplement, répondit le Roi en rougissant. Je n'aime pas commander... ajouta-t-il en tortillant ses pieds sous son trône.
Pourquoi ? crièrent ses sujets d'une seule voix.
Je suis timide, dit le Roi en emmêlant son bâton de roi dans son manteau de roi.
Qu'allons-nous faire ? demandèrent les sujets.
Mais vous pouvez vous commander vous-mêmes, dit le Roi. Je ne m'y opposerai pas.
Oh oui, ça c'est amusant ! dirent les sujets qui n'avaient guère l'occasion de jouer tellement ils devaient travailler.
Je commande au pain de se faire tout seul, dit le boulanger.
Et moi, je commande aux légumes de pousser, dit le jardinier.
Moi... moi, je commande... je commande aux soldats de se commander tout seuls, dit le général.
Nous, nous nous commandons de rentrer à la maison, dirent les soldats d'une seule voix.
Mais nous, nous vous commandons de prendre les patins et de ne pas salir la salle à manger avec vos grosses chaussures, dirent les femmes des soldats d'une seule voix.
Et nous vous commandons de ne plus jamais nous gronder, dirent les enfants des soldats en pointant leur doigt sous le nez de leur papa.
D'accord, dirent les soldats. Si vous ne venez pas nous commander à notre place.


La vie s'organisa.


Le premier jour, le Roi se promena au milieu de ses sujets.
Tout le monde était très content. Plus personne pour vous commander, c'est très intéressant. Et le Roi aussi était bien content.
Je suis bien content, dit-il au sergent de ville qui ne commandait plus le carrefour, en tortillant son pied par terre, les mains derrière le dos, tout rougissant.
Moi aussi, dit le sergent de ville. Mais, sans vous commander, si vous alliez voir un peu plus loin, parce que là où vous êtes, vous me faites de l'ombre, Sire.
Si vous voulez, dit le Roi.
Et il repartit plus loin. Il s'arrêta près de la marchande de fleurs qui commandait la vente de ses fleurs.
Je suis bien content, lui dit le Roi.
Moi aussi, dit la marchande de fleurs. Mais si vous alliez voir plus loin, Sire, parce que sans vous commander, vous m'empêcher de vendre mes fleurs.
Si vous voulez, dit le Roi derrière qui se pressait une foule d'amoureux transis en attente de bouquets.
Il continua son chemin, et tomba au beau milieu d'une partie de jeu de balle.
Je suis bien content, dit le Roi aux enfants qui jouaient à la balle.
Nous aussi, dirent les enfants. Mais, sans vous commander, nous aimerions bien que vous alliez voir plus loin parce que vous gênez la balle.
Pardonnez-moi, je n'ai pas voulu vous déranger, dit le Roi tout penaud... Je pourrais jouer avec vous ?
Ah ! non, dirent les enfants.
Pourquoi ? demanda le Roi tout triste.
Parce que tu es le roi, dit un petit garçon plus petit que les autres.
Et pourquoi, si je suis le roi, je ne peux pas jouer avec vous ?
Parce qu'il faut commander à la balle. Et si tu commandes à la balle, la balle va nous commander. Et si la balle nous commande, nous ne nous commanderons plus.
Et tu ne dois pas nous commander, dit une petite fille qui avait des taches de rousseur jusque sur les lèvres.
Mais si, moi, je veux jouer ? demanda le Roi fort contrarié.
Ah ! mais tu ne le peux plus ! Nous te le commandons, dirent les enfants d'une seule voix.
Le Roi revint tout songeur. Et c'est en traînant les pieds qu'il rentra au palais.


Le lendemain matin, le Roi attendit son petit déjeuner. Personne ne vint.
Il descendit aux cuisines et trouva la servante en train de chanter en effeuillant une marguerite.
Pourquoi ne m'as-tu pas apporté mon petit déjeuner ? demanda le Roi.
Parce que, sans vous commander, Sire, je n'en avais pas envie. Votre chambre est au dernier étage, c'est trop haut pour moi.
Le Roi, de plus en plus songeur, servit lui-même son petit déjeuner, et le mangea.


Il ne le trouva pas aussi bon que d'habitude.


Comme il se reposait en digérant, il entendit un drôle de bruit. Qu'est-ce que c'est ? demanda la Roi.
C'est la marguerite, dit la servante.
Pourquoi fait-elle ce bruit ? demanda le Roi.
Parce qu'elle se plaint, dit la servante.
De quoi se plaint-elle ? redemanda le Roi.
Ah ça, je ne sais pas, dit la servante. Il faudrait le lui demander.
De quoi te plains-tu ? demanda le Roi à la marguerite.
Tu ne vois donc pas ? dit la marguerite. Elle m'arrache tous les pétales ! Si elle continue, je n'aurai plus de pétale. Est-ce que ça vaut la peine de vivre sans pétale ?
Pourquoi ne lui demandes-tu pas de s'arrêter ? dit le Roi.
Parce qu'elle commande à mes pétales ! Et comment veux-tu que j'arrête ça, gros malin ? La marguerite était très en colère. C'est ta faute aussi, pourquoi as-tu commandé à tout le monde de commander à tout le monde ?
Mais je n'ai jamais commandé ça ! dit le Roi ébahi.
Ah oui ! Et qu'as-tu fait alors ?
J'ai dit que tout le monde pouvait se commander.
Et bien, moi, dit la marguerite, tout le monde me commande, sauf moi. Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout, jamais, plus jamais !!! hurla-t-elle, rouge de colère. Elle en sauta des mains de la servante et vint s'affaler en sanglotant dans les bras du Roi, qui était vraiment tout petit.
Le Roi la consola.
Mais la servante voulait reprendre la marguerite, elle voulait savoir si elle aurait un amoureux dans l'année.
Le Roi lui dit alors :
Sans vous commander, Madame la servante, je ne vous donnerai pas la marguerite.
Sans vous commander, Sire, je veux la marguerite, dit la servante.
Jamais, dit le Roi.
Tout de suite, dit la servante.
Alors la servante vit ce qu'elle n'avait jamais vu.
J'ai dit jamais, se mit à hurler le Roi. JAMAIS.
Et il sauta si fort en hurlant que tout le royaume vit sauter le Roi par dessus les toits, et crier :


JAMAIS, JAMAIS, JAMAIS.


On n'avait jamais vu personne sauter aussi haut.


Sans vous commander, Sire, vous sautez très haut, dit la servante émerveillée.
Ah oui ? dit le Roi tout étonné.
Je n'ai jamais vu personne sauter aussi haut, redit la servante éblouie.
Vraiment ? redemanda le Roi assez content de lui.
Ca fait quel effet ? demanda la servante.
C'est... plaisant, dit le Roi très content de lui.
Aussi plaisant que de commander ? demanda la servante.
Je ne sais pas, je n'ai jamais essayé, dit le Roi.
Vous devriez, dit la servante.

Tu crois ? demanda le Roi, un peu intimidé.
Sûrement, rajouta la servante. Vous sautez si bien.
... Bon... allons-y... hum, hum... toussa le Roi dans sa gorge très émue. Je... commande... que je commande !
Alors ? demanda la servante.
C'est agréable, dit le Roi assez content.
Essayez encore.
Hum, hum... Je commande !... Je commande que je commande... et que c'est moi qui commande !
Et maintenant ? redemanda la servante.
Ah ! c'est vraiment très bon...
Et le Roi se mit à commander là, tout de suite, dans la cuisine du palais.


Et il commandait bien !
Il commandait tout ce qui l'intéressait. Il commandait au boulanger de faire la pain, au pain d'être bon, au sergent de ville de libérer le carrefour pour les jeux de balle, aux enfants de venir jouer avec lui, il commandait même à la petite fille aux taches de rousseur de gagner la partie.
Il oublia de commander au soldats de rentrer à la caserne. Ca ne devait pas beaucoup l'intéresser.
Et il commanda des pétales neufs pour la marguerite qui était restée dans ses bras, pour remplacer ceux que la servante lui avait arrachés.
Alors, pour le remercier, la marguerite appela toutes ses amies, et elles vinrent se coucher sur le manteau du Roi. C'est pourquoi, dans ce royaume, les marguerites sont devenues rares dans les prés. A part quelques unes restées pour le bonheur des vaches, elles sont toutes parties fleurir le manteau du Roi, le seul qui savait vraiment bien commander.